Coup de tonnerre sur le placement familial

Des faits divers, les journaux en regorgent. Certains lecteurs s’en repaissent, d’autres les évitent. Mais, il arrive parfois qu’on ne puisse leur échapper. Surtout, quand ils viennent éclabousser votre métier.

Coup de tonnerre dans le ciel de la protection de l’enfance. Son visage était connu des média. C’est avec émotion, qu’il parlait à tous les journalistes qui le sollicitaient de la jeune femme qu’il hébergeait et qui avait disparu et dont on finit par retrouver le corps démembré. Nicolas Sarkozy n’hésita pas à l’accueillir à l’Élysée, par deux fois, choisissant le recevoir lui et sa femme, plutôt que le père de la jeune disparue, laissée à la porte du palais présidentiel. La presse ne savait plus vraiment comment l’appeler, « père adoptif », « père d’accueil ». En fait, il exerçait la fonction d’assistant familial, depuis 1995. Il avait vu se succéder, à son domicile, 8 enfants et avait servi de relais pour 55 autres. Initiateur d’une marche blanche et de déclarations engagées, il revendiquait haut et fort la création de « fichiers des délinquants sexuels » pour lesquels il réclamait une « surveillance réelle, efficace ». Sur le parvis du palais de justice de Nantes, le 10 février, une foule de journalistes avait fendu les robes noires des magistrats et des avocats dans son sillage, à l’affût de ses déclarations. Il avait organisé d’émouvantes funérailles de la jeune femme le 25 juin, en appelant à la communion de tous les français, « toutes les églises de France pourraient sonner pour Laetitia et les victimes d'actes criminels. » Il avait pris beaucoup de place, un peu trop sans doute, pour un professionnel. Mais il était difficile, étant donné les circonstances, de le lui reprocher. Et puis, voilà que Gilles Patron, le justicier pourfendeur d’agresseur sexuel, est, au coeur de l’été, à son tour, accusé de viol. Il abusait depuis trois ans de Jessica, la sœur jumelle de Laetitia, la jeune femme assassinée en début d’année à Pornic. Cette situation où le sordide le dispute à l’ignominie fit l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Après quelques jours de tétanisation, il fallut se remettre à penser. Mais, comment réussir à réfléchir face à l’innommable, à l’inconcevable, à l’insupportable ? Pourtant, c’était le seul moyen de préserver l’humain face à la barbarie.

La double peine

La première réaction va vers Jessica, bénéficiaire du dispositif de protection de l’enfance et pourtant victime de la pire des infamies : être la proie d’agissements pervers, au sein même du lieu sensée la protéger. Connaître une séparation d’avec sa famille n’est jamais anodin. C’est le plus souvent vécu par l’enfant, comme un arrachement. Même, si son milieu naturel est maltraitant ou négligeant, il vit fréquemment son départ dans une ambivalence de soulagement et de culpabilité. Culpabilité redoublée, quand le parent est seulement en difficulté, se montrant dans l’impossibilité de faire face aux exigences minimales liées aux fonctions éducatives (l’enfant s’inquiète parfois pour savoir qui va le protéger). L’installation dans une autre famille est alors une épreuve, pouvant provoquer un conflit de loyauté. Certes, la pratique du placement familial a évolué. Longtemps pensée comme substitutive (de bons parents remplaçant de mauvais), puis comme une suppléance (un couple d’accueil venant compléter ce que les parents naturels sont en peine d’accomplir), on la conçoit plutôt aujourd’hui dans une logique de coparentalité (plusieurs adultes s’associant pour fournir à un enfant le cadre propice à son éducation). Mais, dans tous les cas, cet accueil est délicat à gérer. Et, pour faciliter l’adaptation de l’enfant, il doit se montrer chaleureux, bienveillant et tolérant, ce qui ne l’empêche nullement de poser des limites, un cadre et des frustrations. Mais, que ce milieu devienne maltraitant et l’enfant subit alors une double peine : celle de n’avoir pu grandir avec ses parents biologiques et celle, en tombant chez des Thénardier, de voir la violence initiale se reproduire. Et cela, c’est proprement insupportable à se représenter. Tout comme un médecin inculquant délibérément un virus mortel, un restaurateur fournissant consciemment un plat empoisonné ou un hôtelier louant délibérément une chambre, dont il sait que le toit va s’effondrer dans la nuit.

L’honneur des familles d’accueil

La révélation des actes de Gilles Patron jette le discrédit sur le métier de famille d’accueil. Malgré l’image positive, quoique souvent folklorique, véhiculée par la série télévisée éponyme, cette profession traîne derrière elle un certain nombre d’idées reçues. Ainsi, du soupçon de vénalité de ceux qui « font ça, pour de l’argent », voire même pire. Il serait bien naïf d’imaginer que l’exercice de ce métier se fonde exclusivement sur l’abnégation et le désintéressement absolu. Les assistantes familiales, comme les autres travailleurs sociaux d’ailleurs, sont rémunérées. Mais, rapporté aux nombres d’heures accomplies, le salaire reçu apparaît des plus modestes. Car, elles sont très loin des 35 heures. Si aucune famille n’a jamais fait fortune, en accueillant chez elle des enfants placés, il leur faut régulièrement déployer des sommes inimaginables de patience, de créativité et de persévérance, pour réussir à accompagner celui ou celle qu’on leur a confié. Beaucoup vivent dans leur vie familiale les affres et les angoisses d’avoir à côtoyer, dans leur quotidien et leur intimité, des êtres le plus souvent perdus, parfois détruits, voire inconsolables. Autre idée, longtemps répandue par les services employeurs : les familles d’accueil ne devraient pas s’attacher aux enfants qu’elles reçoivent. Les viols dont est accusé Gilles Patron ne démontrent-t-ils pas la justesse de cette précaution ? L’affirmer, ce serait confondre le rapport de domination pervers exercé par le détenteur d’une autorité sur un mineur, avec le comportement affectif bienveillant que tout adulte est légitime d’adopter face à un enfant. Bien au contraire, les familles d’accueil doivent continuer à apporter aux enfants accueillis, outre le gîte et le couvert, l’indispensable affection dont ils ont besoin, pour grandir. Comme a pu le dire le juge Jean-Pierre Rosenczveig dans une formule lapidaire, mais combien juste : « les enfants ont droit à notre amour, non à ce qu’on leur fasse l’amour ».

L’aide sociale à l’enfance

Les 42.000 assistantes familiales à qui sont confiés 65.000 enfants sont gérées à 95% par les services d’aide sociale à l’enfance dépendants des Conseil généraux, une bien moindre part relevant de services associatifs. Être recruté comme famille d’accueil implique de passer à travers toute une série de filtres destinés à mesurer les représentations du métier, les compétences éducatives, les motivations à se confronter à des situations d’enfants parfois particulièrement complexes, les fragilités pouvant être réactivées au contact de problématiques humaines douloureuses etc… Ce n’est qu’après avoir eu plusieurs entretiens avec des professionnels psycho-socio-éducatifs, que la famille candidate reçoit (ou non) son agrément. Il lui faudra, ensuite, se présenter auprès d’un service employeur qui lui proposera, à nouveau, des entretiens. Une fois recrutée, la famille bénéficie d’une formation initiale (sanctionnée par un diplôme d’Etat), mais aussi continue, ainsi que de groupes de parole, voire de supervision. On a donc à faire à un authentique processus de professionnalisation qui, sans apporter aucune garantie absolue, présente néanmoins un certain nombre d’assurances. Une fois l’enfant confié, un référent éducatif assure un suivi régulier, rencontrant le mineur et la famille, ensemble et/ou séparément. Face à un tel dispositif, comment comprendre qu’une jeune fille soit violée pendant des années, sans que cela se sache ? Répondre à cette question nécessite de l’inverser : pourquoi cela ne pourrait-il pas arriver ?

La puissance des pervers

Les situations familiales incestueuses que l’on n’a vraiment commencées à reconnaître que depuis seulement une trentaine d’années, font souvent apparaître des scènes toujours étonnantes et incroyables. Les agresseurs sont fréquemment considérés par toute leur famille comme de bons parents, par leur voisinage comme des citoyens exemplaires et par leurs collègues de travail comme des salariés irréprochables. Il n’est pas rare que des pétitions circulent, alors que le suspect est incarcéré, des dizaines de proches proclamant, contre toute évidence, sa plus parfaite innocence. Réussir à imposer le silence de la victime, aveugler ses proches, préserver une image idéale sont des constantes mises en œuvre par des abuseurs qui manipulent avec habileté leur entourage autant que les services sociaux. Se pose aussi inévitablement la question du risque zéro. Faut-il dorénavant considérer toute famille d’accueil comme suspecte, par principe ? Faut-il envisager de placer leur logement sous surveillance vidéo permanente ? Faut-il faire passer à l’enfant accueilli, chaque mois, un entretien avec des questions sur d’éventuels attouchements sexuels de la part de tonton ou tatie (dénomination souvent employés pour le couple d’accueil). Rien qu’à leur énoncé, ces propositions démontrent leur inanité. Le travail social n’est pas d’essence policière ou répressive, privilégiant la méfiance et la suspicion. Il s’appuie sur une confiance initiale, sur un présupposé de bonne volonté et sur la conviction de s’appuyer sur ce chacun a de meilleur en lui, qu’il soit usager ou intervenant.

Comprendre

Reste à comprendre ce qui s’est passé. Ce qui importe le plus, c’est d’éviter l’atmosphère de chasse aux sorcières qui régna, en début 2011, dans les services de l’Etat et plus particulièrement au sein du ministère de la Justice. Tout fut alors mis en oeuvre pour trouver un coupable et faire tomber des têtes, les services du SPIP étant accusés de n’avoir pas su deviner ce dont Tony Meilhon, le principal suspect dans le meurtre de Laëtitia, était soupçonné d’avoir commis. Il est plutôt effarant d’imaginer comment celui qui déclencha cette répugnante campagne de dénigrement est celui-là même qui offrit les honneurs des ors de la République, en son palais de l’Elysée … au proche d’une victime, lui-même accusé quelques mois plus tard de viol. Tragique méprise difficilement évitable, quand on surfe sur l’émotion et que l’on est près à exploiter n’importe quel fait divers, pour renforcer son électorat sécuritaire. Souvent imité, jamais égalé, Nicolas Sarkozy ne fait pas que des émules. Il sait aussi montrer la voie à ne pas suivre. Les services du Conseil général de Loire Atlantique, au sein duquel cette affaire a éclaté, ont sans doute à mener leur propre introspection. Il leur faudra tenter de distinguer ce qui relève des impondérables d’une manipulation perverse dont tout un chacun peut être l’objet et ce qui correspond plus à des dysfonctionnements qui auraient pu être évités. Avec ses 500 familles d’accueil et ses 2.000 enfants protégés et accompagnés, c’est au quotidien que ce service assure sa mission de protection de l’enfance, depuis des décennies. Prenant la mesure de ce qui vient de se passer, il sait ce qu’il a à faire, sans avoir à recevoir de leçons de personne et encore moins de la part d’un journaliste.

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1029 ■ 01/08/2011