Polisse

De l’écran à la réalité

Filmer le quotidien d’une brigade des mineurs a déjà été fait l’objet d’un documentaire. Le film Polisse, mêle dans une fiction choc l’intimité de la vie de ces policiers et celui des enfants victimes. Pas si éloigné que cela du vécu des professionnels de protection de l’enfance ? A voir.

Le film de Maiwenn, couronné à Cannes en 2011, a été reçu par la critique comme un coup de poing à l’estomac, provoquant autant d’adhésions enthousiastes que de violentes aversions. Il faut dire que l’action de ces policiers spécialisés dans la protection des mineurs, filmée à certains moments comme un documentaire, est d’un réalisme parfois cru et d’une humanité souvent bouleversante. Un tel récit ne peut vraiment laisser personne indifférent.

Du côté des policiers

Tout y passe : attouchements, viols, violences, prostitution, provocation de mineurs à commettre des infractions … autant de situations provoquant des gardes à vue de pédophiles et de parents maltraitants, d’ auditions de mineurs délinquants et de dépositions de mineurs victimes … autant de confrontations à l’intolérable et à l’inavouable. C’est un père issu de la bonne société qui banalise les relations sexuelles avec sa fille, c’est une mère négligente aux comportements irresponsables avec son bébé, c’est l’arrachement de cet enfant abandonné par sa mère sans papiers, pour lui permettre de trouver un endroit pour dormir le soir. Les policiers de cette brigade sont confrontés à une douche écossaise permanente qui vient réveiller les fêlures de leur histoire passée et les fragilités de leur existence présente. Ils ne peuvent parfois supporter les épisodes les plus sordides qu’en se laissant aller à d’irrépressibles hilarités. Et puis, il arrive qu’ils craquent, sans que l’on sache vraiment ce qui les mine le plus, de leurs propres problèmes personnels ou de l’abjection de ce dont ils sont trop souvent témoins, le tout les emportant dans un maelström éprouvant et pétrifiant. Dépression, tensions, passages à l’acte, anorexie, divorces, suicide, rien n’est vraiment épargné à ces flics méprisés par leurs collègues (qui les surnomment « la brigade des biberons » !). D’autant qu’ils débarquent dans cette unité, le plus souvent par hasard, sans formation, ni préparation préalables et sans aucun soutien particulier. Ce groupe d’adultes apparaît, au final, presque plus torturé, plus ébranlé et plus en difficulté que les enfants qu’ils doivent secourir. Drôle d’inversion d’une fragilité, d’une défaillance et d’une vulnérabilité qu’on ne pensait pas trouver là !

Le making off

Plus que les nombreuses fictions mettant en scène l’action de la police, ce sont les documentaires de Virgil Vernier qui ont inspiré la réalisatrice. Elle a cherché à compléter sa documentation, en suivant un stage à la brigade des mineurs de Paris. Là, elle a observé, noté, questionné, recueilli les témoignages dont elle tirera les situations présentées dans son film, qui sont donc toutes véridiques, même si leur chronologie ou leur issue ont pu être modifiées. Elle enverra les acteurs devant jouer le rôle de policiers, auprès de vrais fonctionnaires pour qu’ils s’imprègnent de l’ambiance, du jargon, des relations d’équipe. Mais, c’est aussi dans son propre passé d’enfant battue que Maiwenn a aussi puisé sa motivation à aller jusqu’au bout de son projet. Un moyen comme un autre de mettre des images et des mots sur un vécu douloureux. Elle n’hésitera pas à affirmer qu’enfant, elle se serait rendu auprès de la brigade des mineurs telle qu’elle l’a décrite, si elle en avait connue l’existence, pour demander de l’aide. Le tournage avec des acteurs mineurs a fait l’objet d’une négociation serrée avec les services de protection de l’enfance qui ne voulaient pas de dialogues ou de mises en scène même fictives pouvant avoir des influences négatives sur l’équilibre ultérieur des enfants. Chaque scène a donc du être dessinée, plan par plan, et chaque dialogue précisé. Contrôlé et validé, le scénario devait ensuite être tourné, en respectant scrupuleusement ce qui avait ainsi été convenu. Les phrases trop crues ont du être réécrites, les situations trop suggestives modifiées. Cela aurait été un comble, qu’un long métrage sur les mineurs en danger ne soit pas protecteur à l’égard des jeunes acteurs y tournant. Le risque d’un traumatisme chez l’un des enfants acteurs ? « C'est trop cher payé pour un mot ou pour un plan. J'avais prévu de montrer des choses dures, j'ai mis le spectateur face à son imaginaire » reconnaît elle-même Maiwenn.

Du côté des éducateurs

Bien des épisodes de Polisse peuvent sembler familiers aux travailleurs sociaux agissant en protection de l’enfance. Gérald, Aline et Mathieu, respectivement éducateur spécialisé, assistante sociale et psychologue parlent avec gravité et une forme de soulagement, de cette émotion qui saisit le professionnel à la gorge, quand l’enfant témoigne de son vécu de maltraitance. Ainsi, ce garçon de 6 ans, vivant en famille d’accueil, révélant les agressions subies durant les visites négociés chez son père. Ou cette adolescente toxicomane et suicidaire qui refuse de dénoncer son violeur, pour respecter la promesse faite sur le lit de mort de sa mère, de préserver l’unité de la famille. Ou encore ce préadolescent décrivant les coups de ceinture donnés sur son sexe par son père, pendant que sa grande sœur lui maintient les cuisses ouvertes. La détresse et l’incompréhension, la révolte et la colère assaillent l’adulte face à de telles confidences. Le travail d’équipe, l’analyse de pratique, la supervision aident bien à revenir sur ces dramatiques révélations. Mais, sur le moment, il faut réussir à gérer la tempête d’affects qui explose, rester disponible à l’enfant qui guette la réaction de l’adulte, se montrer rassurant et sécurisant. Il y a aussi cette parole de la victime qu’il faut apprendre à décrypter : « entendre la souffrance et la détresse qu’elle exprime » explique Mathieu, « garder sa place en ne se prenant ni pour un enquêteur, ni pour un juge en cherchant à établir sa véracité » rajoute Aline, « être attentif à ne pas être suggestif dans ses questions et s’en tenir aux propos de l’enfant, même s’ils apparaissent incohérents et incomplets » complète Gérald, qui vient de sortir d’une formation sur le recueil de la parole de l’enfant. Et puis, ne pas dénigrer ou stigmatiser le parent soupçonné, afin d’éviter de placer la victime en conflit de loyauté. Tout cela bouscule, déstabilise et il est plus facile d’en parler à tête reposée, que dans le feu de l’action.

Composer avec ses émotions

Les trois professionnels sont unanimes pour affirmer la nécessité de prendre de la distance face à de telles situations, mais en évitant toutefois de devenir par trop insensibles. Pour y arriver, ils privilégient certaines attitudes qu’ils tentent de cultiver autant que faire se peut : savoir passer le relais, essayer de préserver sa sérénité, agir au mieux sans se sentir comptable des résultats obtenus. Tous ont besoin de parler en équipe, de leur vécu et des épreuves rencontrées. Certains s’investissent dans des activités sportives, culturelles ou associatives leur permettant d’évacuer le stress accumulé. Mathieu joue du saxophone. Aline ne ratera pour rien au monde ses séances dans la salle de sport qu’elle fréquente depuis dix ans. Les uns se sont juré de ne jamais parler de leur travail à la maison, les autres ont choisi leur conjoint comme confident. Certains de leurs collègues ont fini par chercher un poste de travail moins exposé. Ils sont deux à avoir vu Polisse. Le troisième refuse d’aller au cinéma, en ayant l’impression de se retrouver au travail. Ce qui les a le plus choqués, ce sont ces policiers en prise directe avec leurs émotions et la brutalité de certaines de leurs réactions. Ils mettent ces comportements sur le compte d’un manque de formation, de l’accumulation des situations douloureuses rencontrées et peut-être de l’absence de reconnaissance et de considération de la part de leur institution. Pour rien au monde, ils se verraient faire ce travail à la brigade des mineurs. Ils ont à faire régulièrement à des policiers ou à des gendarmes, mais ont été surpris par ce que révèle Polisse de leurs difficultés et leurs comportements. Ils s’interrogent sur la généralisation possible de ce qui y est montré. Ils reconnaissent utiliser parfois l’humour, pour faire face aux situations les plus sordides. « En rire, pour ne pas en pleurer », affirme même Mathieu. Il s’est amusé, face à la scène de Polisse où les policiers sont pris d’un fou rire, lorsqu’une adolescente reconnaît avoir pratiqué des fellations à des garçons, pour récupérer le portable qu’ils lui avaient confisqué. « J’en aurais beaucoup ri, en racontant cela à mes collègues, mais je ne l’aurais pas fait devant la gamine », rajoute-t-il. Les scénarios de cinéma n’ont pas vocation à montrer les bonnes pratiques, mais la réalité dans toute sa complexité. Et, le quotidien ressemble parfois au cinéma.
 
 
Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1067/1072 ■ 19/07/2012