Le regard des associations sur la protection de l’enfance

Peut-on rendre visible le travail social ?

Les professionnels du social travaillent quotidiennement, sans que leur action n’ait besoin de médiatisation. Il est, par contre, des circonstances où ce sont les media qui les harcèlent. Explications.

S’il est une situation qui confronte le travail social, à son corps défendant, à la communication sur le travail qu’il accomplit, c’est bien celle des enfants victimes de mauvais traitements. Que faut-il dire ou ne pas dire sur ce qui a été entrepris, sur ce qu’on a vu et compris, sur la protection qui a pu être exercée ou non … ? Répondre à ces questions devient alors particulièrement délicat, face à une presse et à une opinion publique avides de justifications et d’explications. Lors des journées nationales 2012 de l’ANAS, deux acteurs particulièrement bien placés sont venus présenter leur témoignage. Dominique Le Clerc, tout d’abord, Directeur général adjoint de la Solidarité départementale du Conseil général de la Sarthe, institution confrontée à ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Marina, cette petite fille de 8 ans régulièrement frappée et par ses parents et qui finira par mourir sous leurs coups. Jean Mari Angelini, ensuite, chef de service en retraite de la PJJ, confronté quant à lui, à l’affaire Mathieu, ce jeune homme de 17 ans suivi par ses services, qui s’est avéré l’auteur du meurtre d’Agnès une adolescente 13 ans, scolarisée comme lui au collège Cévenol du Chambon sur Lignon. Dominique Le Clerc expliquera avoir fait le choix, afin d’éviter l’éparpillement de la parole, de proposer un seul interlocuteur aux média, pressées de mettre en cause des services sociaux accusés de ne pas avoir su protéger l’enfant. Jean Mari Angelini rappellera qu’une consigne de silence absolu ayant été imposée, par le ministère de la justice, il mettra à profit la retraite dont il avait bénéficié peu avant de le meurtre d’Agnès, pour s’improviser porte parole. L’un et l’autre chercheront à répondre au mieux au déchaînement d’une presse obnubilée par l’établissement des responsabilités, avec pour toute équation : Marina aurait du être sauvée et on aurait du prévoir le passage à l’acte de Mathieu. Il y avait donc forcément des dysfonctionnements. En conséquence, il fallait identifier celles et ceux qui n’avaient pas bien fait leur travail.

Trois mythes

Ce postulat n’est que la conséquence de toute une série de mythes profondément ancrés dans notre société et qui l’empêchent, trop souvent, d’adopter un traitement rationnel des faits divers qui surgissent régulièrement. Le premier d’entre eux est celui du risque zéro : quand un drame survient, il n’y a jamais place pour un enchaînement de circonstances qui échappent parfois aux acteurs. Il est toujours lié à des fautes commises. Il faut donc toujours rechercher le(s) coupable(s). S’il n’est pas question ici d’invoquer une quelconque fatalité sur laquelle il serait impossible d’avoir prise, il apparaît néanmoins possible de tenter de distinguer objectivement entre les fautes, les erreurs d’évaluation et un contexte rendant parfois très difficile la compréhension de tout ce qui se joue. Second mythe fortement influencé par la place considérable prise par les victimes, depuis une trentaine d’années : le laxisme supposé des travailleurs sociaux soupçonnés de vouloir disculper les agresseurs. Toutes les tentatives de rentrer dans la complexité des situations sont alors interprétées comme autant d’excuses venant relativiser la gravité des faits commis. Enfin, troisième illusion, la croyance en la possibilité de prévoir les passages à l’acte : les professionnels auraient du savoir et prévenir. La prédictibilité permettant de repérer les signes précurseurs est même élevé au rang d’une véritable science de l’anticipation, accréditée par les pratiques policières outre atlantiques, illustrées par les séries américaines qui passent en boucle sur les chaînes de télévision. Sur le terrain, la réalité s’avère infiniment plus complexe. Et les professionnels se refusent à enfermer les personnes qu’ils accompagnent dans une prophétie qui présente le risque de devenir auto réalisatrice (à force de croire que quelqu’un va commettre un acte, celui-ci le commet effectivement pour répondre à l’attente qui est projetée sur lui).

La Voix de l’enfant

Une association vient illustrer d’une manière presque parfaite ces dérives. Elle constitue un cas d’école exemplaire, épousant ces trois mythes, au point d’en faire son cheval de bataille. La Voix de l’enfant est sans conteste, l’une des associations de défense des enfants les plus médiatiques, se portant partie civile dans la plupart des affaires pénales de maltraitance et occupant la place de porte parole officieux (mais quasi officiel) des jeunes victimes. L’ANAS vient de lui consacrer une étude particulièrement percutante, détaillant avec précision le mode de fonctionnement de sa communication : « La vérité ne sort pas toujours de la Voix de l’Enfant ! 2009 - 2012 : Décryptage critique de la communication dans l’ ’’ Affaire Marina’’ »1. Décrypter les mécanismes mis en oeuvre apparaît bien utile, tant ils sont symptomatiques des difficultés auxquelles se heurte toute tentative de visibilisation du travail social. La Voix de l’enfant, créée en 1981, s’est donnée un objectif auquel il serait malaisé de ne pas adhérer : « l’écoute et la défense de tout enfant en détresse quel qu’il soit, où qu’il soit ». C’est sans doute la raison pour laquelle, cette association a réussi à s’entourer de personnalités particulièrement éminentes tels Stéphane Hessel (Président d’Honneur ), l’actrice Carole Bouquet (porte-parole), le comédien Bruno Solo ou la journaliste Eve Ruggieri (ambassadeurs), Maître Olivier Metzner (ténor du barreau et avocat de l’association). La Voix de l’enfant fédère 77 organisations et a comme Directrice un personnage particulièrement dynamique, Martine Brousse, par ailleurs Vice-présidente du Groupement d’Intérêt Public Enfance en danger qui rassemble l’Observatoire National de l’Enfance en Danger (ONED) et le Service National d’accueil Téléphonique de l’Enfance en Danger (le 119).

Le choix de l’émotion

Cette association aurait pu prendre sa place dans le combat mené contre l’enfance maltraitée, aux côtés de toutes les institutions qui concourent à sa protection. Mais, elle a choisi une autre voie : celle d’une véritable croisade contre les familles accusées de n’être que malfaisantes, contre les services de protection de l’enfance dénoncés systématiquement pour leur incompétence, contre la justice suspectée de laxisme et/ou de négligence. Le principal postulat de la Voix de l’enfant s’appuie sur une croyance qui fonde toute son action : la souffrance d'un enfant n'étant jamais une fatalité, il y a toujours non-assistance à personne en danger, lorsqu'il est victime de maltraitance. Il faut donc dénoncer les professionnels qui n’ont pu que commettre des erreurs et obtenir qu’ils les reconnaissent. Le 14 septembre 2009, deux jours seulement après la découverte du corps martyrisé de Marina, coulé dans le béton par ses parents, Martine Brousse affirme dans le quotidien Metro : « Nous devons tous nous remettre en question et ne surtout pas déclarer que, dans cette affaire, le travail a été bien fait car c’est faux : un enfant est mort ! ». Elle ne dispose d’aucune information particulière, l’enquête n’ayant fait que commencer. Mais, elle est en situation d’en apporter déjà les conclusions : la mort tragique de Marina se suffirait à elle-même, pour démontrer que les services sociaux et la justice ont manqué à leurs devoirs de protection. Ces accusations sont rarement démontrées ou étayées par le moindre argument. Et ce pour une excellente raison : elles n’en ont pas besoin.

Quand affirmer suffit à prouver

On retrouve là, la logique performative : il suffit d’affirmer avec beaucoup d’assurance des positions que l’on répète à l’envie, pour qu’elle finissent par se justifier par elles-mêmes. Se révolter contre l’injustice et l’insupportable de la disparition de Marina relève d’une émotion parfaitement légitime. Évaluer les conditions dans lesquelles cette mort aurait pu être évitée relève du raisonnement. En privilégiant l’affectif sur le rationnel, la Voix de l’enfant peut facilement gagner l’opinion publique à elle (qui ne serait pas bouleversé par les épreuves subies par cette petite fille ?) et l’entraîner sur le terrain de la stigmatisation des professionnels qui n’ont pas su éviter ces mauvais traitements. Que peuvent valoir, en face, les tentatives objectives d’argumentation et d’explication des professionnels ? D’autant que Martine Brousse ne renonce à aucun registre, pour appuyer ses accusations. « Pourquoi le bénéfice du doute ne profite jamais à l’enfant ? » affirme-t-elle ainsi dans La Gazette Santé-Social de juillet 2012. Ainsi, aucun des plus de 270.000 enfants bénéficiant de mesures administratives et judiciaires de protection ne bénéficieraient du doute, quant au danger qu’ils pourraient encourir ? « Ce que j’aurais envie de leur dire aujourd’hui, pour la mémoire de Marina, reconnaissez que vous vous êtes trompés », lance-t-elle sur l’antenne de RMC, le 22 juin 2012, à l’intention des services sociaux. Ne pas reconnaître de prétendues erreurs serait donc manquer à la mémoire de l’enfant ? « Si Marina avait été prise en charge dès le premier signalement, Marina n’aurait jamais dû mourir… » répond-elle aux questions de Sud Radio, le 13 juin 2012. Décidément, ces services sociaux ont une lourde responsabilité. Nous n’irons pas plus loin dans cette démonstration, le lecteur pouvant se référer à l’analyse minutieuse et précise proposée par l’ANAS.

Sur le terrain

Le travail social en protection de l’enfance n’a que faire des amalgames, des approximations et des stigmatisations. Il cherche à identifier, d’une manière à chaque fois singulière, concrète et objective, la réalité du danger. Il tente d’y répondre en établissant un équilibre toujours fragile entre la souffrance vécue par l’enfant du fait des comportements inadaptés de ses parents et le mal-être qui accompagne souvent la séparation d’avec sa famille. Les professionnels n’hésiteront jamais à prendre leurs responsabilités, en procédant à un signalement, pouvant provoquer la séparation d’avec ses parents ou au contraire en privilégiant le maintien en famille, quand ils estiment que cela est possible. C’est en permanence, qu’ils sont confrontés au risque de ces placements trop prématurés qui lui sont à juste raison reprochés par ATD Quart monde et ceux qui interviennent bien trop tardivement et qui vont lui valoir les foudres de la Voix de l’enfant. Il est bien plus aisé, après coup, quand la détérioration des liens a eu lieu ou qu’un drame est intervenu, d’affirmer d’une façon péremptoire qu’il aurait fallu faire confiance à la famille ou au contraire ne pas lui laisser l’enfant. Certaines situations peuvent apparaître évidentes. C’est le cas, par exemple, de ces parents qui se montrent en trop grande difficulté pour réussir à jouer leur rôle. Le meilleur service à leur rendre, c’est de leur soustraire un enfant qui ne peut que servir de souffre douleur et d’exutoire à leur propre souffrance. C’est aussi le cas, parfois, de ces autres parents qui manifestant très rapidement leurs compétences latentes, investissant l’aide qui leur est proposée, pour trouver la posture la plus adaptée.

La part d’incertitude

Mais, même quand les professionnels pensent alors avoir évalué avec pertinence la bonne stratégie à adopter, ils ne sont jamais certains de ne pas s’être trompés. Tant de facteurs entrent en compte, qu’il leur fait manier à la fois la prudence et l’audace, l’apparence et ce qui peut se cacher, l’explicite et l’implicite, la bonne volonté manifestée et les difficultés déniées. C’est pourquoi, ils tâtonnent parfois, ils hésitent souvent, ils expérimentent fréquemment. Ils pensaient possible la fin d’un placement ? Celui-ci échoue, l’enfant devant à nouveau être placé. Ils ont longtemps hésité avant d’organiser un retour en famille, mais l’ont néanmoins proposé au magistrat. Bien accompagné, ce retour réussit. Les professionnels essaient de faire au mieux, sans jamais être assurés de trouver la bonne solution. Loin des certitudes d’une association comme la Voix de l’enfant qui affirme connaître la bonne méthode pour éradiquer la maltraitance des enfants, décuplant en cela les représentations d’une opinion publique qui ne comprend pas pourquoi « on n’a rien vu ». Les professionnels revendiquent l’obligation de moyens, quand la Voix de l’enfant exige d’eux l’obligation de résultats. Les premiers se posent la question : avons-nous fait tout ce que nous étions en mesure de faire, dans l’état des connaissances que nous avions dans cette situation ? La seconde leur réplique : « Marina est morte. C’est la démonstration que vous n’avez pas fait votre travail ». C’est l’irrationnel face au rationnel, l’émotion face à l’analyse, la dramatisation face à l’objectivation, la légitime indignation face à l’obscur, prudent et patient travail sans garantie. Et il n’est pas certain que nous puissions jamais gagner cette bataille de la visibilité, tant il est vrai comme l’a bien affirmé Dominique Le Clerc, directeur général adjoint de la solidarité départementale de la Sarthe : « le temps du social sera toujours en retard sur le temps du passage à l’acte ».

1 - http://www.anas.fr/La-verite-ne-sort-pas-toujours-de-la-Voix-de-l-Enfant-_a842.html

 

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Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1087 ■ 20/12/2012