Pourquoi la pénalisation des drogues doit s’arrêter

S’il est un débat qui provoque passion et émotion, c’est bien celui consacré à la pénalisation des drogues. D’un côté, ceux qui en appellent encore à la guerre sans vouloir comprendre qu’ils l’ont définitivement perdue. De l’autre, les partisans de la légalisation contrôlée.

En phase avec les avancées de la société civile sur des sujets tels le mariage et l’adoption pour les homosexuels, l’euthanasie ou le vote des étrangers, le gouvernement socialiste a récemment adopté une position résolue et déterminée sur une question récurrente : la dépénalisation du cannabis. Le sujet « n'est pas à l'ordre du jour », « la fermeté reste d'actualité », a rappelé Jean-Marc Ayrault, recadrant Cécile Dufflot ou Vincent Peillon, deux ministres qui avaient affiché publiquement une position anti-prohibitionniste. La politique gouvernementale ne répond-elle pas à la nécessité de protéger notre jeunesse face à l’avilissement de la dépendance aux drogues? Les autorités semblent avoir derrière elles une opinion publique farouchement arc-boutée sur le statut quo actuel, puisque 65% se prononce contre la dépénalisation de la consommation de cannabis et 72% contre sa légalisation1. Mais, à y regarder de plus près, on pourrait bien avoir affaire là, au bal des hypocrites. Car notre pays n’a pas toujours adopté les mêmes positions sur la consommation de stupéfiants. A l’image de l’instauration, en 1882, en Cochinchine, de cette Régie de l'opium qui, jusqu’en 1946, aura le monopole du commerce de cette drogue, et attribuera les agréments aux débitants, les boites en laiton de 5, 10, 20, 40 et 100 grammes d’opium étant dûment estampillées et numérotées pour éviter toute fraude (l’État ne voulant pas perdre ses taxes). Les prix de vente étaient fixés par arrêté, l’administration proposant des tarifs plus bas le long des frontières, pour éviter la concurrence du marché noir. Ce juteux négoce fournira jusqu’à 25% du budget général de l’État, dans la région.

De la légalisation à l’interdiction

En Afrique du nord, la France créera, en 1906, la Régie marocaine du Kif et du tabac « gérée par la Banque nationale de Paris et des Pays-Bas devenue aujourd’hui la BNP Paribas », rappelle la sociologue Amina Haddaoui2. L’assimilation de l’opium indochinois et du cannabis marocain au tabac et à l’alcool, vendus les uns et les autres sous contrôle sanitaire et fiscal de l’administration publique, n’est pas sans rappeler les revendications actuelles des anti-prohibitionnistes. En établissant le monopole d’État sur la commercialisation d’une drogue comme le cannabis, notre pays ne ferait que revenir à une règlementation qu’il a déjà pratiquée, pendant plus de cinquante ans. Aujourd’hui, on en est loin. Le virage adopté à la fin des années 1960, est même à 180°. Mais, la pénalisation qui est alors intervenue n’a pas donné, loin s’en faut, les résultats escomptés, la chronique judiciaire des I.L.S. (infractions à la législation sur les stupéfiants) n’étant qu’une longue litanie de défaites et d’échecs. La première loi à avoir tenté de contrecarrer, dans l’hexagone, les effets de l’usage des drogues par ailleurs légales dans les colonies, fut celle de 1916. Elle réprimait « l'usage en société », le commerce et la détention frauduleuse de « substances vénéneuses », réservant leur seul usage légal à une médecine sous haute surveillance. Mais, la consommation privée restait libre. La loi du 31 décembre 1970 "relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et la répression du trafic et de l'usage illicite de substances vénéneuses" votée à l’unanimité des députés, va supprimer cette libéralité, puisqu’elle prévoit des peines maximales d'un an d'emprisonnement et de 5.000 Francs d’alors (3.750 euros aujourd’hui) d'amende pour tout usage de produits stupéfiants, qu’il s’agisse de la cocaïne de l’héroïne ou du cannabis, tous classés sur le même plan.

Du doute à la remise en cause

Ce ne sont pas les 115 interpellations liées, en 1966, aux consommations de stupéfiants qui motivèrent alors le parlement. C’est leur accroissement, puisqu’en 1967 c’est 275 arrestations qui eurent lieu et 1.200, en 1969. En 1970, une jeune fille est retrouvée morte dans les toilettes d’un café de Bandol, suite à une overdose. L’opinion s’en émeut. Un texte législatif se propose d’éradiquer la menace. Mais, très vite, son inefficacité est manifeste : pas moins de neuf circulaires successives vont tenter entre 1971 et 1995 d’en adapter l’application, en distinguant notamment « les consommateurs de cannabis qui ne doivent pas être considérés comme de véritables toxicomanes »3. L’absurdité de cette loi va faire l’objet de nombreux commentaires politiques de droite comme de gauche4. Lors de sa campagne présidentielle en 2002, Lionel Jospin n’hésita pas à déclarer : « fumer du cannabis est certainement moins dangereux que boire de l’alcool avant de conduire ». En 2003, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur, prône de contraventionnaliser l'usage du cannabis. Il ne sera pas suivi. En 2007, au cours de sa campagne, le même Nicolas Sarkozy critique la loi de 1970, qu'il juge « répressive », « ridicule » et n'ayant « aucun sens », confirmant sa proposition de 2003 : « je propose la contraventionnalisation et le fait que chacun qui se retrouve dans cette situation puisse être soutenu et aidé pour s'en sortir ». Des hommes politiques vont courageusement aller au bout de cette logique à l’image de Daniel Vaillant, député maire socialiste du 18ème arrondissement de Paris, qui prépare une proposition de loi s’inspirant de son rapport datant de juin 2011. Il y préconisait la légalisation contrôlée du cannabis, avec mise en place d’une véritable filière nationale alimentée par la mise en culture de 53.000 hectares et une distribution sous licence dans de simples débits ou des "cannabistrots", équipés d'un fumoir.

Les appels internationaux

La question de la dépénalisation ne se limite pas à la France. La Commission mondiale sur la politique des drogues (Global commission on Drug Policy) a ainsi pris une position très ferme. Cette instance regroupe des personnalités mondialement connus tels Kofi Annan (ex-secrétaire général de l’ONU), Michel Kazatchkine (directeur général du Fonds global de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme), George Shultz (ancien secrétaire d'Etat américain), Paul Volker (ex-dirigeant de la Réserve fédérale) et plusieurs anciens présidents et Premiers ministres de la Colombie, du Brésil, du Mexique ou de la Grèce. Son rapport 2011 constate que « la lutte contre les drogues a échoué, avec des conséquences dévastatrices pour les individus et les sociétés du monde entier ». Il lance un appel d’urgence à « réformer les politiques nationales et mondiales de contrôle des drogues », à mettre fin « à la criminalisation, la marginalisation et la stigmatisation des personnes consommant des drogues » et d’expérimenter « des modèles de régulation légales des drogues afin de réguler le pouvoir de criminalité organisée et de protéger la santé et la sécurité de leur citoyens ». Le président de Colombie, Juan Manuel Santos évoquant, dans un article du Guardian en date de novembre 2011, le prix payé par son pays dans cette guerre contre les drogues, en appelle les dirigeants du monde à repenser la politique contre le trafic de stupéfiants et à ouvrir le débat de la légalisation de la marijuana ainsi que de la cocaïne. L'observatoire britannique des drogues encore, institution indépendante réunissant médecins et spécialistes des politiques publiques, qui après six ans d'études, vient de lancer en octobre 2012 un appel en faveur de la dépénalisation de certaines drogues.

Ils ont franchi le pas

Les prohibitionnistes évoquent volontiers l’échec de la dépénalisation du cannabis aux Pays bas, en vigueur depuis 1976 comme un échec. Ce pays qui a fait le choix non de la répression, mais de la tolérance, en distinguant les drogues dures des drogues douces et en autorisant la vente de cannabis dans les fameux « Coffee Shop », possède proportionnellement moins de fumeurs de cette drogue que la France. Les changements de politiques récentes ont trait à l’afflux de consommateurs étrangers que les autorités souhaitent tarir et non la remise en cause de la tolérance de la consommation de cannabis dans les « coffee shop ». Sept autre pays européens se sont engagés, par la suite dans une politique de dépénalisation, de l'usage et de la détention de petites quantités de cannabis pour usage personnel : le Portugal, l’Espagne, l’Italie, la République Tchèque, la Slovénie, l’Estonie et la Lettonie. Le Portugal a choisi la décriminalisation de l’usage et de la possession de drogues illicites à titre personnel depuis juillet 2001. Le constat qui y est fait est clair : la décriminalisation n’a pas accru le nombre de consommateurs, à la différence de la France qui s’est dotée d’un puissant arsenal répressif contre les stupéfiants. La consommation d’héroïne y a même diminué de 60% en dix ans. Le gouvernement d’Urugay envisage de légaliser la vente de cannabis et d’en faire un monopole d’État. Eduardo Bonomi, ministre de l’intérieur, s’en explique en affirmant : « nous avons la même approche pragmatique avec la marijuana. Les effets négatifs de la consommation de cannabis sont beaucoup moins nuisibles que l'explosion de violence associée à son marché noir.» Aux USA, l’État du Colorado et l'État de Washington viennent de légaliser la consommation de cannabis à des fins récréatives.

Quelle alternative ?

Cinquante ans après le vote de la loi de 1970, les gouvernements successifs français restent aveugles et sourds aux effets pervers de leur politique prohibitionniste. L’économiste Pierre Koppa a évalué à 300 millions d'euros annuels le coût, pour l’État, de la répression La légalisation du cannabis, taxé dans les mêmes conditions que le tabac, lui procurerait plus d'un milliard d'euros de recettes fiscales. Christian Ben Lakhdar, chercheur spécialisé sur les drogues et les addictions, a lui aussi fait ses calculs, calculant le coût social du cannabis en France. En additionnant les politiques publiques, de répression et de prévention, les soins hospitaliers, ainsi que les morts provoqués surtout sur la route (soit 230 par an), il atteint la somme de 919 millions d'euros annuels (dont 500 millions d'euros d'activité policière). Rien de comparable avec ce que coûte à la société l'alcool (37 milliards) ou le tabac (47 milliards) qui sont en vente libre, malgré les 133.000 morts annuels dont sont responsables ces produits. Mais, que de crédits dépensés en pure perte qui manque à la prévention qui a pourtant démontré sa pleine efficacité, lors de l’éradication des effets sanitaires désastreux des pratiques d’injection d’héroïne. Jusqu’au début des années 1990, le taux de transmission du VIH, VHC, d’infections, d’abcès et d’overdose constituait un véritable problème de santé publique au sein de la population des toxicomanes. Après avoir longtemps résisté, notre pays a adopté une politique massive de substitution proposant du Subutex© à 80.000 patients et de Méthadone© 10.000 autres. Résultats : diminution de 70% de la consommation d’héroïne, réduction de 75% de la mortalité liée à la contamination par le sida, de 80% des overdoses mortelles et de 79% des actes de délinquance, suivi médical régulier pour 70% des usagers... Cette victoire est le résultat non d’une répression inefficace, mais de la politique de réduction des risques qui peut se résumer à l’affirmation suivante : « il ne vaut mieux pas consommer des drogues, mais si on le fait mieux vaut que cela se fasse dans les meilleures conditions ». Permettre à chacun l’usage récréatif de substances psychotropes ; déployer une large et forte prévention face à l’abus d’usage de ces produits ; proposer un accompagnement sanitaire, social, éducatif et psychologique aux consommateurs qui dérapent dans un mésusage de ces drogues … telle est l’alternative à la politique prohibitionniste et répressive actuelle. Quel risque prend-on vraiment ? Quelle politique aurait pu atteindre un tel état catastrophique que celle menée depuis des décennies ? Malheureusement, Manuel Vals, notre ministre de l’intérieur en est encore à proclamer une énième déclaration de guerre à la drogue. Affligeant !



1 - Sondage Harris interactive pour « 20 minutes » (18 octobre 2012)
2 - Interview La Marseillaise du 31 janvier 2011
3 - Circulaire de 1978 citée p.122 dans « La drogue est-elle un problème ? Usages, trafics et politiques publiques » Michel Kokoreff, Ed. Petite Bibliothèque Payot, 2000
4 - Chronologie fort bien résumée par Alexandre Pouchard dans le Monde du 15 octobre 2012

 


Lire le compte-rendu PJJ - Mineurs et trafic
Lire l'interview Copel Anne - Dépénalisation des drogues

 

 

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1090 ■ 24/01/2013