Quel regard portent-ils ?

A dix ans d’intervalle, le point de vue des anciens accueillis de l’Aide sociale à l’enfance sur l’accompagnement dont ils ont bénéficié a fait l’objet d’un questionnement. Coup de projecteur sur leurs réponses.

La première étude déjà citée, nous fournissant une évaluation est celle portant sur le devenir des personnes sorties de l’ASE de Seine Saint Denis. Si le degré de satisfaction est globalement positif, se dégagent, toutefois, au moins trois dimensions plus critiques : la séparation d’avec sa fratrie, la discontinuité des prises en charge (succession des lieux d’accueil) et l’arrêt brutal de l’accompagnement à la majorité. Quant aux liens avec la famille naturelle, ils ont été trop maintenus, pour les uns, et trop négligés, pour d’autres. Ces remarques n’ont rien perdu de leur actualité. Dix ans plus tard, à l’occasion des Assises de la protection de l’enfance 2013, étaient révélés les résultats d’une enquête réalisée auprès d’adhérents des associations d’anciens accueillis1. On y apprend que 54 % des personnes interrogées gardent un regard positif de leur prise en charge, contre 10 % un souvenir négatif et 35 % une impression mitigée. Parmi les principaux reproches, on compte d’abord, pour 64 %, un manque d’accompagnement à la majorité, ensuite pour à 62 % trop de ruptures dans le parcours et, enfin, pour 60 % un manque d’empathie de la part des professionnels. Dans une moindre mesure, 43 % reprochent aux intervenants d’avoir voulu maintenir des liens à tout prix avec leur famille d’origine. Enfin, grande surprise quand même, 26 % estiment n’avoir pas du tout été aidés dans leur projet de vie et 45 % autres que cela a été fait de façon insuffisante.

Des progrès à accomplir

La première critique, celle du sentiment d’abandon à la majorité, ne peut qu’être validée. Trop souvent, la période d’expérimentation propre à la post adolescence dont bénéficie la plupart des jeunes, n’est pas admise pour celles et ceux qui sont placés. Ceux qui ont la chance d’avoir des parents sur qui compter pourront se tromper, trébucher, recommencer … tout en bénéficiant de la solidarité familiale. Celles et ceux qui sont é placés subissent une double peine : ne pouvoir s’appuyer sur une famille protectrice et devoir, à 18 ans, présenter un projet et le mener à bien. Au moindre dérapage, c’est le risque de rupture du contrat jeune majeur qui leur donne théoriquement un répit jusqu’à leurs 21 ans. Pour ce qui est de l’incohérence du parcours, il correspond parfois aux tentatives de retour en famille qui échouent ou aux échecs successifs de lieux de placement. L’épuisement des équipes ou des familles d’accueil constitue un vrai problème. Peut-on imaginer qu’on puisse, un jour, s’engager à ne jamais exclure de la structure ou du service l’enfant ou le jeune accueilli, parce qu’on se sera donné les moyens de soutenir suffisamment les professionnels, de les soulager et de les relayer afin de leur permettre de tenir dans le temps ? Certains réussissent déjà à le faire. Troisième reproche, là aussi sans doute fondé : le manque d’empathie des professionnels. On peut peut-être y voir les effets pervers de l’idéal technicien, un temps très prisé, fondé sur l’idéologie de la prise de distance avec l’usager, du refus de l’affectif ou de la crainte de se placer dans une position substitutive à l’égard des parents qui, seuls auraient la légitimité pour aimer l’enfant. Les intégristes du maintien du lien à tout prix, considérés comme par essence structurant pour l’enfant, trouveront dans la proportion de personnes interrogées dénonçant ce systématisme, une réponse à leur entêtement. Mais, le pire reste encore à venir : ces 81 % de personnes interrogées considérant n’avoir que bien peu été aidées à construire leur projet de vie constituent quand même un coup de poing dans l’estomac.

Sentiment d’abandon

L’on pourrait se réfugier sur le caractère non représentatif de l’échantillon. Sauf que, si les personnes interrogées sont les adhérents aux amicales d’anciens placés, on peut imaginer qu’elles ne fassent pas partie de celles qui, gardant un souvenir particulièrement haineux de leur passage à l’ASE, ne veulent même plus en entendre parler. Alors comment interpréter cette appréciation fort négative ? Par le manque d’écoute, le manque de bienveillance ou le manque de conseils de la part des professionnels ? Cela semble douteux, tant ces approches sont au cœur du métier d’éducateur. Le projet de vie se joue souvent au moment de la majorité, au moment où l’on n’est pas tout à fait sûr de ce que l’on veut faire et où l’on a besoin d’être accompagné dans ses hésitations et ses tâtonnements. Et c’est justement dans cette période si cruciale que les professionnels se font d’autant plus exigeants. Leur intervention cessant d’être obligatoire et se faisant conditionnelle et contractuelle, ils se retirent bien plus facilement. Voilà donc une explication possible qui mériterait d’être vérifiée, par une enquête plus approfondie. Avoir le sentiment de ne pas avoir été aidé dans son projet de vie pourrait bien être corrélé avec l’impression d’avoir été abandonné, livré à soi-même, lâché au moment même où on avait besoin d’être encore protégé contre des coups de têtes et des décisions impulsives et pas suffisamment réfléchies. Si pour l’immense majorité de la jeunesse, la majorité à 18 ans aura été un progrès indéniable, symbolisant la reconnaissance de l’entrée dans la citoyenneté, pour un certain nombre de jeunes adultes pris en charge par la protection de l’enfance, elle marque la désertion incompréhensible et la défection insupportable d’adultes qui présents auprès d’eux depuis si longtemps, disparaissent bien trop tôt.



1- Enquête flash réalisée auprès de 400 personnes âgées de 18 à 51 ans membres des Adepape (associations d’entraide des enfants accueillis en protection de l’enfance), janvier 2013 rendue publique lors des journées de la protection de l’enfance organisées par le Journal de l’action sociale à Angers, les 11 et 12 février 2013

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1103 ■ 25/04/2013