Entre trop et pas assez
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dans Billets d'humeur
Longtemps, trop longtemps, les violences faites aux femmes et les maltraitances subies par les enfants ont fait l’objet soit d’un déni, soit d’une banalisation. Les victimes affabulaient, à n’en pas douter ou bien pire encore, elles vivaient ce qui s’était toujours fait et ce qui se ferait toujours …
Depuis la création du MLF en 1970 jusqu’à la vague Me-too en 2007, le mouvement féministe a réussi à rompre le silence et à faire reculer l’indifférence. Aujourd’hui, enfin, ces agressions font la une des journaux. Jour après jour s’égrène le sinistre décompte des meurtres de femmes, des viols, des agressions contre les enfants. S’accumulent les dénonciations qui auraient été dénoncées il n’y a pas si longtemps.
Ces actes ne sont toutefois pas punis à hauteur de leur gravité, constatent la plupart des observateurs. Si 80 % des affaires d’homicides sont élucidées, seulement 6 à 7 % des délits le sont. Quant aux violeurs, ils ne sont que 6 % à être punis. Beaucoup y voient le résultat d’une justice laxiste, négligente ou pire acquise à la domination patriarcale. Il est, toutefois, une autre raison possible : l’absence de preuves objectives laissant aux enquêteurs comme seul terrain d’investigation la parole de l’un(e) contre la parole de l’autre. Quand chacun(e) accuse ou se défend avec conviction, il est bien difficile de trancher. Sauf à instaurer une présomption de crédibilité dont bénéficierait par principe toute victime, comme le revendiquent certains. Son témoignage serait alors frappé du sceau de la vérité. Ainsi, les propos d’une femme ou d’un enfant seraient considérés d’emblée comme vrais, sans qu’il ne soit nécessaire de travailler à réunir des preuves ou du moins un faisceau d’indices. La parole prononcée suffirait. Il est possible de partager la révolte et la colère des victimes, faut-il pour autant basculer par-dessus bord la présomption d’innocence ?
Un fait d’actualité récent vient interroger cette problématique. Il se déroule dans l’ESAT de La Pradelle situé dans l’Hérault. Alice accuse Benoit de l’avoir violée. L’un et l’autre vivent avec le spectre de l’autisme. La jeune femme témoigne dans les colonnes de Libération du 26 février avec des accents de vérité peu douteux. Le jeune homme se défend et nie avec la plus farouche énergie. Les familles des deux jeunes adultes s’opposent, chacune défendant qui la culpabilité qui l’innocence du mis en cause. Les parents d’Alice ne veulent toutefois pas porter plainte, conscients de l’extrême vulnérabilité de Benoit, mais mettent en cause le manque de vigilance de l’équipe éducative. Les uns demandent l’exfiltration du jeune homme au nom du principe de précaution, les autres son maintien dans les lieux au nom du principe d’innocence. Voilà les faits. Difficile d’aller plus loin.
Cette situation est d’autant plus inextricable qu’il est potentiellement délicat de trancher. Seule une enquête judiciaire permettrait peut-être d’éclaircir la situation. Sauf que près de 86 % des plaintes en matière de violences sexuelles sont classées sans suite (contre 85 % des autres infractions d'atteintes à la personne !). En outre, chacun se représente ce que le décorum de cette procédure provoquerait. Il est facile d’imaginer le vécu des deux protagonistes. Une enquête administrative serait-elle possible ? Elle relèverait de l’inspection des affaires sociales et permettrait de mesurer le degré de responsabilité de l’équipe. Sans l’exonérer d’éventuelles fautes professionnelles, se pose l’inévitable paradoxe entre préservation de la sécurité des personnes fragiles et atteintes à leur liberté. Faut-il les placer sous surveillance étroite et leur imposer de drastiques interdictions pour les protéger au détriment de leur droit d’agir comme bon leur semble ? Ou bien favoriser leur autonomie en prenant des risques quant à leur protection ? Ce dosage est à évaluer au cas par cas, selon les circonstances, en fonction des personnalités de chacun. C’est un chemin de crête sur lequel il est toujours délicat de cheminer sans jamais avoir la garantie de déséquilibrer ce fragile balancement.
Restent une victime et un agresseur supposés, deux familles ravagées par la douleur et un établissement culpabilisé. La retenue, l’humilité et l’inquiétude l’emportent face à cette affaire. Il n’y a pas de place pour les « yaka » et les « faucon ». S’ouvre une vraie réflexion sur de nouvelles pistes à explorer pour respecter la fragilité des personnes en cause et identifier des pratiques permettant de prévenir le mieux possible de telles situations. La justice restaurative aurait-elle un rôle plus pertinent à jouer que la justice punitive ? L’enjeu final reste encore et toujours de promouvoir, à tout âge, un autre fonctionnement entre les hommes et les femmes que le monde du handicap ne fait après tout que renvoyer en miroir au monde des valides !