Un autre salariat est possible
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dans Billets d'humeur
Dans « Le grand détournement » (Allary Éditions), Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre démontrent comment 270 milliards d’argent public sont déversés dans le nébuleux système d’aide aux entreprises, chaque année. Cette manne explique pourquoi, en 2024, les 500 plus grandes fortunes françaises détiennent un patrimoine équivalent à 42 % du PIB, contre 30 % en 2018 et 10 % en 2009.
Pourtant, le partage de la valeur créée n’est pas une utopie. Ou si c’en est une, elle a trouvé une illustration dans la boulangerie Louboulbil à Castelsagrat (Tarn-et-Garonne). Son propriétaire a travaillé dur pour faire fructifier son affaire. Il a dépensé beaucoup de temps et d’énergie pour la rendre viable. Mais, quand il y est parvenu, il a fait un choix inattendu : partager avec ses 32 salariés les fruits du travail commun. Les 4 000 pains vendus quotidiennement tant sur place que sur 17 marchés locaux rapportent des bénéfices qui sont ensuite répartis.
Qu’on en juge : 3 000 euros de salaires (après 12 ans d’ancienneté) en incluant les primes de partage de la valeur, d’ancienneté, de nuit, de dimanches (payés double ou triple), de rentrée scolaire, de Noël des enfants et des adultes et de transport, sans oublier les 10 et 13 semaines de congés par an, les chèques vacances (500 euros par an), les chèques cadeaux pour la fête des pères ou des mères … n’en jetez plus ! Ce qui n’empêche pas le patron de se faire 300 000 euros par an. Une véritable autogestion règne au cœur de l’entreprise, les salariés se coordonnant entre eux sans chef, sans hiérarchie et sans ordre. La boutique possède même une annexe : une cabane en libre accès où les clients viennent chercher leur pain, déposant leurs espèces ou payant en carte bleue sans surveillance.
Trop beau pour être vrai ? Et pourtant Politis, L’express, La Toque ou Libération y ont envoyé leurs journalistes. Le secret de cette belle réussite ? Le refus d’accumuler du profit à tout prix au seul bénéfice de l’entrepreneur, la juste répartition des bénéfices entre toutes celles et tous ceux qui contribuent au succès de l’entreprise, l’adhésion aux principes d’égalité et de justice. A l’heure où 0,1 % des plus riches nous font profondément pitié quand ils révèlent la terrible menace qui pèse sur eux : se voir imposer de passer des 26 % de contribution fiscale qu’il paie actuellement (2 % pour les 0,0002 de milliardaires) au 46 % taux effectif moyen de contribution à l’impôt dans notre pays.
La boulangerie Louboulbil renvoie l’image d’un fonctionnement sociétal profondément différent : celui qui met en œuvre d’une plus grande justice sociale. A la veille des mouvements sociaux de 1936 et 1968, les milieux économiques prétextaient la ruine de l’économie française si les revendications ouvrières étaient satisfaites. La peur des nantis face à la puissance de la rue et des occupations les fit les accepter. Aujourd’hui, il en va de même : à entendre nos milliardaires, les dégâts seraient incommensurables s’ils devaient payer leur dû. Seule la crainte de perdre encore plus les fera sans doute céder.