A la boulangerie
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dans Carte blanche à
Nos billettistes ont bien mérité leurs vacances de cet été. Ils reviendront en pleine forme, début septembre. Dans cette attente, voilà un billet de Ludwig déjà publié sur le site de Lien Social
A la boulangerie
Lundi, 12h15, pas eu le temps de prendre ma gamelle, les restes de la veille. Je pousse les portes de la boulangerie du coin. Sandwich, pizza ou salade ? Mon estomac vacille devant le choix. Une toute autre surprise m’attend.
Mon « Bonjour » n’a pas le temps de finir qu’il s’essouffle en un silence.
« Oui c’est bien moi » me dit-elle, tout sourire. Là, c’est moi qui ai un temps d’absence. Retour vers le passé.
Elle, c’est N. Elle est vendeuse à la boulangerie. Cela fait des années que je ne l’avais pas revue, depuis que j’avais passé le relais aux collègues. Depuis que nous nous étions dits au revoir. Depuis au moins quatre ans. Depuis que j’ai quitté, peu après, la protection de l’enfance. Il est des rencontres qui vous marquent, il est des lundi midi qui vous bouleversent et vous font remonter le temps.
Quand elle est arrivée, petit oiseau blessée à l’accueil d’urgence ado, je suis devenu son référent. J’ai tout de suite accroché et su qu’il y avait des possibles avec elle. Elle jouait la grande, du haut de ses 14 ans, petite caïd qu’elle n’était pas. Oh, elle cherchait bien le cadre, provoquait comme les autres, mais était plutôt du genre suiveuse, au fond, respectueuse. Le lien s’est rapidement fait, sur fond de quotidien du foyer, d’accompagnement à la scolarité, à son orientation, à savoir l’écouter. Il y a des rencontres comme ça. Qui matche bien comme on dit. Certes, elle n’était pas là par hasard, fruit d’une grande famille et aux relations compliquées. Pas de place à la maison pour elle qui empruntait les weekends la chambre de sa sœur. Perturbant les traditions culturelles et religieuses, elle s’émancipait au grand damne de sa famille. Elle voulait vivre, haut et fort, vivre ! Alors nous l’avons accompagnée en équipe. Je ne cache rien en disant que cela n’a pas été de tout repos. Comme tout ado placé, elle nous en a fait voir. Carencée, elle a cherché le cadre, la stabilité et la cohérence de l’adulte. Elle a cherché le côté sécurisant du « non ». Oh, elle a bien franchi les limites, ça oui. Attaquer le lien, aussi. Elle m’a fait monter dans les tours, a bien tenté de reproduire son système, mais nous avons tenu bon. Jusqu’au passage de relais à une autre structure éducative.
Alors cette surprise en ce lundi ! D’échanger rapidement quelques nouvelles de nos vies, de constater, à ses dires, que tout va bien pour elle, qu’elle habite en appartement, qu’elle gère sa vie. Qu’elle a gardé sa gaieté.
Ce lundi, je suis ressorti de la boulangerie les yeux bien brumeux, quelque peu humides. Parce qu’au-delà de tout ce que l’on peut vivre de compliqué dans nos professions, ce sont ces petits moments-là, des années après, au détour des hasards, qui nous font croire, encore, à nos impossibles métiers.
Nous avons échangé nos numéros, on va se prendre le temps de se raconter nos vies.