Tribulations d’une assistante sociale de rue

Depuis la disparition de Lien Social, nous sommes nombreuses et nombreux à nous sentir orphelins. Les belles plumes qui alimentaient les billets tant de sa version papier que de son site ne devaient pas disparaître. Si rien ne remplacera jamais ce journal écrit par des travailleurs sociaux, retrouvez quelques un(e)s de ses chroniqueurs et chroniqueuses, chaque jeudi, dans la rubrique « carte blanche à …».

 

Playlist

Les bagages sont dans le coffre, le chat se promène à l’intérieur de la voiture, prêt à vivre son enfer personnel, quand je me prépare à retrouver la sérénité 500 kilomètres plus loin. Le téléphone connecté aux enceintes, la playlist est lancée ; la clé est tournée, le moteur démarre.

« J’me barre
Tchao Tchao le foyer, j’me barre
J’m’en vais respirer autre part »
(1)

Ce refrain résonne dans l’habitacle et je le chante à tue-tête, pensant à toutes les personnes à la rue que je laisse derrière moi, les asphaltés (2). Sur ce rythme, la voiture sort du parking et se dirige naturellement vers le périphérique parisien. Elle traverse alors ses sombres tunnels et j’observe la poussière se déposer sur la carrosserie, poussière aussi respirée par ceux qui y trouvent refuge.

Puis, Paris is a bitch (3) résonne et me rappelle comme cette ville est capable du meilleur comme du pire. S’extraire de son effervescence, c’est aussi réapprendre à respirer, l’apaisement. En mon for intérieur, je me dis « Maybe tomorrow I’ll find my way home » (4). La voiture traverse donc toutes les portes de la mégapole, et j’observe ces talus de périphériques – niches de vies que j’arpente régulièrement – s’éloigner dans les rétroviseurs.

La voiture avale l’asphalte comme les sans-abris s’y fondent. Tout s’accélère, la voilà sur l’autoroute. Me and the devi (5) me surprend ensuite : quelle part de noirceur je garde après avoir écouté de nombreuses histoires sombres ? Organ Donor (6) s’enchaîne et me questionne sur le solde entre ce que je reçois et ce que ça me coute, alors que Seize the Power (7) vient bousculer la responsabilité de ce pouvoir conféré par le lien, la confiance de l’autre lorsqu’il nous raconte ses Traumas(8).

Plus les kilomètres défilent, plus mes épaules se libèrent d’un poids et plus mes lèvres s’étirent. Le compteur affiche cent quarante-Trois (9), et je souris franchement quand je lis sur les panneaux « un trait danger, deux traits sécurité ». Cette expression pourrait être reprise par les professionnels de la Réduction des Risques (RdR), mais inversée. De plus, lorsque Tommy Cash chante « bla-bla-bla » sur le son de Modeselektor (10), je revois toutes ces lamentables réunions politico-administratives, absolument inutiles aux personnes ciblées comme riches d’égos.

A mi-chemin, une révolte s’empare progressivement de moi en écoutant The feminine Urge (11) et Battlecry (12), ces musiques me poussent à croire que nos politiques archaïques n’ont pas d’avenir. Grâce à Cinquième Soleil (13) et The 2nd law – Isolated system (14), rapidement je me prends à rêver d’un monde meilleur : la dystopie est déjà là. Il ne reste plus qu’une centaine de kilomètres à rouler quand George Michael chante Freedom ! ’90 (15), et couvre les miaulements incessants du chat.

Puis, grâce aux paroles « Downtown, can you hear the voices? » (16) je me souviens pourquoi j’écoute ces voix de bouts de trottoirs. Ces voix, j’en témoigne pour faire bouger les lignes, pour apaiser des peines, pour alléger des fardeaux. Majesty (17) me rappelle à quel point ces personnes à la rue sont nobles dans toutes leurs douleurs ou leurs souffrances. Elles n’abandonnent pas, elles restent, même si parfois le corps se dégrade, elles existent. A toutes survies, il y a l’envie de (re)trouver la vie.

Alors, lorsque la voiture prend la sortie de l’autoroute pour mon Old Town Road (18), la vie prend au corps en entendant Cosmic Dancer (19) et Yes Sir I can boogie (20). Ici, je vois le mouvement dans tous ces corps, que je vais oublier quelques jours pour mieux revenir après. J’en termine avec le pilote fantomatique et reprend les rênes de la voiture vers l’arrivée. Le moteur est coupé. Le chat s’extrait du véhicule pour enfin retrouver la/sa nature sauvage. La voiture est vidée sur le rythme de Summer Days (21) avant que je ne me mette à fredonner : « Lis entre les vies, écris la vie entre les lignes » (22).

 

Lien vers la playlist :

https://youtube.com/playlist?list=PL1qhMShA3LMJV4bljgJuRWKnmwXS-A_d4&si=swDc7vHfgN-6NGGa

1-Je me barre – Keny Arkana, 2006
2-Terme dérivé du concept d’asphaltisation de Sylvie QUESEMAND ZUCCA
3-Paris is a bitch – Biga Ranx, 2015
4-Maybe Tomorrow – Stereophonics, 2003
5-Me and the devil – Gil Scott-Heron, 2010
6-Organ Donor – DJ Shadow, 1996
7-Seize the power – Yonaka, 2021
8-Trauma – N’to (Worakls Remix) 2018
9-Trois – (feat Camille Després) Thylacine, 2012
10-Who – Modeselektor et Tommy Cash, 2019
11-The feminine urge – The last dinner party, 2024
12-Battlecry – Jordan Mackampa, 2017
13-Freedom ! ’90 – George Michael, 1990
14-Downtown – Godford, 2020
15-Majesty – (feat Wasiu) Apashe, 2018
16-Old Town Road – (feat Billy Ray Cyrus) Lil Nas X, 2018
17-Cosmic Dancer – T.Rex, 1971
18-Yes Sir I can boogie – Baccara, 1977
19-Summer Days – Soom T, 2012
20-Tôt le matin – Gaël Faye, 2017
21-Cinquième Soleil – Keny Arkana, 2008
22-The 2nd Law – Isolated system – Muse, 2012