Il manque quelqu’un sur la photo
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dans Carte blanche à
Carte blanche à Ludwig
Les années passent, les photos de classe restent, tel des souvenirs gravés de l’enfance, de notre passage, de nos années d’insouciance et des chants d’espérances. Elles ressortent parfois jaunies d’un tiroir grinçant, enfermées depuis tant d’années et oubliées, là, dans le noir, sentant le vieux pot-pourri ou l’antimite.
Sur cette photo de CM1, pourtant, il manque quelqu’un. Il manque quelqu’un sur la photo. Il faut dire qu’ils sont venus le chercher tôt hier matin en pleine classe. Mon copain Ibrahim. Expulsé. Scène d’une rare violence pour les petits yeux que nous avions. A cet âge, on ne comprend pas tout. Alors, la maitresse, tout en retenue, a fait ce qu’elle a pu, voix tremblotante, pour nous expliquer les raisons de cette expulsion. A la vision de cette photo me reviennent en flash les rires d’enfants aux kermesses, les cagoules qui grattent, les pulls moches, les batailles de billes et les histoires d’Ibrahim contant son pays. Enfance, insouciance et tolérance. Mais il manque quelqu’un sur la photo de classe.
Il parait qu’« ils » vont nous envahir, nous remplacer. Alors expulsez. Pourtant, nous vivons dans un monde de migrations. C’est la mondialisation qui veut ça. Qui génère des disparités, des inégalités et des guerres sur la planète. Il ne faut pas s’étonner alors que les plus pauvres d’entre nous souhaitent s’installer là où il ferait bon vivre. Partir, quitter son pays, ses racines n’est jamais un choix délibéré, mais bien un choix subi. Ce n’est pas un choix de mourir en mer, d’être torturé en route, de voir son enfant se noyer sous ses yeux, de se faire violer, tout cela dans l’espoir d’une vie meilleure.
Les chiffres pour 2023 sont glaçants, selon le dernier bilan dévoilé par le Haut-commissariat aux réfugiés de l'ONU. Plus de 2.500 migrants sont morts ou portés disparus depuis le début de l'année, après avoir tenté de traverser la Méditerranée vers l'Europe. Et je ne vous parle pas des autres routes et mers meurtrières. Et puis, il faut rappeler, à tous ces défenseurs de nos frontières, que la plupart des migrations internes de l'Afrique sont éclipsées par les traversées vers l'Europe. La plupart des migrations ont lieu à l’intérieur du continent africain. Les flux migratoires du sud vers le nord sont moins nombreux que les migrations entre pays du sud. Il n’y a là nulle submersion comme annoncé. Et pourtant nos politiques migratoires ne font que se renforcer désignant l’étranger comme parfait bouc émissaire de temps de crise. Cela fonctionne, sur fond de TV réalité, de TV poubelle et de populisme, de désespoir, l’extrême droite est maintenant bien installée à l’assemblée avec ses 123 députés. Il était un temps où Zebda chantait « ils ont pris quatre villes déjà », tu te souviens ? Et il manque quelqu’un sur la photo de classe.
Plus de trente ans après la chute du mur de Berlin, il n’y a jamais eu autant de séparations. Les nouveaux remparts de l'Europe ont remplacé le mur et le rideau d'antan. L’Europe compte aujourd’hui plus de 1 000 kilomètres de murs, de clôtures, l'équivalent de six fois la longueur du mur de Berlin. Et les murs continuent d’ériger de nouvelles barrières entre les hommes. A Gaza, pour empêcher les intrusions en Israël ; entre la Turquie et la Syrie, contre les djihadistes de Daesh ; Le mur entre les deux Corées lui se situe dans la zone la plus militarisée du monde ; à Bagdad, ou encore au Brésil pour protéger les quartiers riches, et j’en passe. Ici et là, se déroulent les barbelés de la honte au milieu des pleurs des enfants, et il manque quelqu’un sur la photo de classe.
« Les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts » disait Isaac Newton, posant ainsi la question de la collaboration impossible ou ambigüe entre les hommes, du besoin de protection et de sécurité, mais aussi des échanges nécessaires. Force est de constater que le besoin de se protéger de l’autre, de ce qui nous est étrange, différent, est un modèle en plein essor. La haine, ça se vend bien. Les armes et les conflits, ça se vend bien. L’amour de l’autre et la beauté du cœur, c’est beaucoup moins vendeur.
Moi, ce que je sais, c’est qu’à la fin, il manque quelqu’un sur la photo de classe.