En croquer ou pas ?

Carte blanche à la Plume noire

En croquer ou pas ?  

Aujourd’hui, pour la « Boîte Formation en Travail Social », c’est le jour de la « journée incentive. »

Incentive ? Si vous n’en connaissez pas la signification vous pouvez y associer des mots tels que « Motivation », « Récompense », « Carotte », « Prime », « Incitateur » et vous aurez ainsi une idée de la nature de ce genre d’évènement. Ce barbarisme nous vient de l’entreprise et Google nous dit qu’« un évènement incentive désigne une activité ludique et plaisante dans le but de récompenser l’équipe d’une entreprise pour ses efforts. » Le problème est que la « Boîte Formation en Travail Social » est une association. Mais le directeur général, diplômé d’une grande école « business », ne s’embarrasse pas de ce genre de détails. Pour lui, l’association doit tourner comme une entreprise et c’est d’ailleurs comme cela qu’il la nomme à chacune de ses prises de parole. L’idée sous-jacente de cette journée incentive est également de la penser comme du « Team Building ». Google, encore lui, ce Dieu que les humains créent et nourrissent au quotidien, nous explique qu’ici, « l’objectif est de créer de la cohésion entre les participants. »

François Durand, formateur en travail social, accompagné d’une centaine d’autres salariés, sont répartis dans deux bus. Hormis quelques élus, nul ne connait la destination prévue. Celle-ci a été tenue secrète afin d’entretenir le mystère et les fantasmes autour de la journée et maintenir ainsi l’intensité de l’incentive. A l’arrivée, rien de bien surprenant. L’endroit est certes magnifique. Pour le reste, il s’agira de participer à des Olympiades. Douze équipes devront s’affronter dans des épreuves alliant la tête et les jambes. La plupart des participants jouent le jeu et s’activent pour le mieux dans les diverses activités proposées. François Durand se remémore les années colo et le BAFA (Brevet d’Aptitude aux Fonctions d’Animateur). Avec son équipe, ils brillent au babyfoot. Ils laminent leurs adversaires. Années lycée, cours séchés et bar. La journée se passe plutôt bien. Le déjeuner et le vin sont de qualité. On rigole bien entre collègues. L’Incentivité Team Building opère. A l’arrivée, déception. Au pied du podium, ils finissent quatrième.

Dans le bus du retour, Antoine, un collègue, se rapproche de François. Antoine était dans l’équipe du directeur général. Sur la première marche du podium, ils sortent vainqueurs des olympiades. Antoine lui montre un ticket. Un chèque-cadeau d’une valeur de cinquante euros. François croit tout d’abord à une farce de la part son collègue qu’il sait être un bout-en-train. Mais non. Les membres des trois premières équipes ont tous reçu individuellement une récompense. Cinquante euros pour les premiers, trente-cinq pour les seconds et quinze pour les troisièmes. François Durand est choqué, sonné. Le loup est entré dans la bergerie. Une pièce vient d’être mise dans le juke-box.

Renfrogné, le regard sur le bitume qui défile, son casque rivé sur les oreilles, le formateur ne sait pas ce qui l’écœure le plus. Le directeur général qui, fidèle à ses valeurs, reste dans sa logique néolibérale et distribue les primes au mérite ou ses collègues qui acceptent de déposer le chèque au fond de leur portefeuille ?