Urgences stratosphériques
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dans Carte blanche à
Carte blanche aux tribulations d’une assistante sociale de rue
Urgences stratosphériques
Pierre, journaliste d’investigation, décide que son prochain papier se concentrera sur les Services d’Accueil des Urgences (SAU). Un après-midi, il s’installe dans la salle d’attente des Urgences d’un hôpital public et observe.
Alors qu’une petite vingtaine de personnes patiente, un équipage de Police Municipale, complété de deux travailleuses sociales, dirige un homme vers l’accueil – Viktor –. Sans prendre de ticket d’attente, ils enregistrent Viktor en précisant : « Le CPOA (1) nous a orienté ici car Monsieur ne dort plus, ne mange plus depuis des jours et nous explique être suivi par des individus qui lui veulent du mal. ». Pierre, pas dupe, salue la manœuvre d’évitement d’une attente inutile : sans ticket, ils n’ont pas à patienter pour être enregistrés au guichet d’accueil et la concision des informations transmises est percutante. D’ailleurs, moins de 20 minutes après, Viktor est appelé au triage d’où il ne ressort pas.
Sur ces entrefaites, une femme entre dans la pièce – Aminata –. Ses deux pieds sont bandés jusqu’aux chevilles, elle porte des chaussons bleus d’hôpital, se déplace avec des béquilles en tirant, derrière elle, un petit caddie. Aminata s’installe sur un siège, pose ses béquilles au sol, sans prendre de ticket.
Quelques minutes plus tard, Pierre observe une jeune femme – Pamela – entrer. Elle porte un chien dans ses bras, dont la tête pend de côté. Lui-même surpris, il entend la conversation des deux travailleuses sociales accompagnant Viktor, hilares, qui se demandent s’il n’y a pas erreur d’urgences. Pamela s’assoit alors et allonge le chiot sur ses jambes. Rapidement, l’animal se met ronfler. Fort. Très fort.
Pierre voit ensuite les professionnelles du social s’agiter, après une longue attente, et se diriger vers l’accueil pour prendre des nouvelles de Viktor. L’infirmière, derrière sa vitre, commence par les recevoir avec dédain, explique qu’il y a trois heures d’attente pour rencontrer un médecin. Les deux femmes insistent. Pierre observe alors l’infirmière se figer derrière son ordinateur et exprimer vocalement « Ahhh ». Ce à quoi les travailleuses sociales répondent « oui voilà, ahhhhh » en riant. Le faciès de l’infirmière mute quand elle leur sourit avec malice et leur précise que sa collègue des urgences psychiatriques va venir à leur rencontre car le cas semble complexe.
A cet instant, un nouveau ticket est appelé au guichet. Une femme – Alya – et un homme s’y dirigent. Ce dernier, présenté comme son manager, est armé d’un téléphone pour filmer ce qui semble être une Tiktokeuse connue, alors qu’elle s’entretient avec les infirmières. Privilégiée, cette « personnalité » est immédiatement accompagnée derrière la porte du triage. Le manager, quant à lui, utilise le SAU comme son bureau et fait profiter, de la totalité de ses « discussions professionnelles », aux autres personnes présentes.
Ensuite, Pierre repère deux agents de sécurité de l’hôpital qui entrent et se dirigent droit sur Aminata. Après avoir vérifié qu’elle ne bénéficiait d’aucun soin, ils lui proposent de l’accompagner à l’extérieur de l’hôpital. Aminata accepte d’être déplacée uniquement devant l’entrée du SAU. Sans aucune ironie, l’agent de sécurité lui répond que la température sera la même à l’extérieur de l’accueil des urgences qu’à l’extérieur de l’hôpital.
Au même moment, le chef de la sécurité reçoit une communication par talkie-walkie et informe sa collègue qu’Aminata n’est plus une priorité. Tous deux partent en courant derrière les portes du triage. Pierre s’arrête alors sur le mouvement des deux travailleuses sociales qui se figent dans leurs rires. Elles pensent que l’urgence concerne Viktor puis l’entendent effectivement hurler. Au travers d’une porte ouverte, la discussion houleuse entre Viktor et l’agent de sécurité parvient à tous : il crie qu’il doit quitter l’hôpital, qu’il ne veut pas rester.
Après cet instant particulier, Aminata alors délaissée, étale un produit sur la peau de ses jambes. D’un premier coup d’œil, Pierre imagine qu’elle soigne ses blessures par un quelconque liquide pour finalement réaliser que le tube en plastique qu’elle utilise n’est autre que celui de la vinaigrette des salades Sodebo (2).
Le chiot ronfle, le manager parle fort, Aminata se soigne à l’huile d’olive et les travailleuses sociales rient ouvertement. Pierre les rejoint enfin dans leur hilarité : l’ambiance est lunaire.
Finalement, Pierre est abasourdi par l’atmosphère générale du SAU. Il se demande comment les différents professionnels, qu’ils soient brancardiers, pompiers, infirmiers, médecins, agents de sécurité ou encore travailleurs sociaux, parviennent à rester à l’écoute, dans une posture de soignant, face à tous les maux qui rongent la société et qui s’expriment sous leurs yeux quotidiennement. D’autant plus quand la plupart de leurs services – publics – s’appauvrissent graduellement, du fait de coupes budgétaires répétitives, décidées par le Gouvernement.
Un titre d’article s’impose finalement à Pierre : « Urgences stratosphériques : le soin à préserver ! ».
(1) Le Centre Psychiatrique d’Orientation et d’Accueil (CPOA) est le service d’urgences psychiatriques parisiennes pour les personnes non sectorisées.
(2) Grande marque des fameuses salades d’autoroute.