Orgueil et Préjugés
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dans Carte blanche à
En début d’année, un signalement nous est transmis concernant un couple qui dort en rue. La jeune femme est mineure. Notre service, porteur d’une mission de protection de l’enfance auprès des publics à la rue, est donc sollicité.
Dans le monde de la veille sociale, la minorité invoque l’urgence, exige une réactivité mais plus encore, elle effraie. La minorité en rue renvoie fatalement les professionnels à la certitude d’un besoin de protection mais surtout à un devoir légal, sentiment qui s’accroit dès lors que cela concerne une femme.
Laétitia, experte de la protection de l’enfance est désignée à mes côtés pour intervenir. Par ses fonctions, elle est coutumière de faits de violences sur mineurs. Souvent mandatée sur des enquêtes d’évaluation et d’orientation, Laétitia entend quotidiennement des histoires sordides, qu’elle doit ensuite relater à la CRIP (2). Pour ma part, mon expérience du travail de rue et de la grande précarité me confère une connaissance des jeunes (femmes) mineur(e)s en errance. Ces jeunes femmes, par nécessité de sécurité, s’allient quasi systématiquement à des hommes plus âgés et « experts » de la rue.
Nos observations complémentaires et passées révèlent que les hommes exercent fréquemment une forme d’emprise sur ces femmes, se complaisent dans cette reconnaissance qui leur est dévolue, en jouent et peuvent en jouir. A l’inverse, les jeunes femmes, redevables, répondent à des attentes masculines, sont envoyées en mendicité (3) ou encore, s’assujettissent à des produits stupéfiants pour oublier la violence de leur situation.
De fait et déformation professionnelle oblige, Létitia et moi, anticipons la possibilité d’une relation d’emprise et donc d’éventuelles violences. Cependant, notre seule possibilité d’accroche relationnelle est d’éviter les réponses automatiques à ce type de signalements. Nous savons que la création du lien, ici, doit passer par une forme de déviance : permettre à Isa de se maintenir en rue malgré sa minorité et ne surtout pas forcer un placement, tout comme créer une alliance avec Raoul.
Le signalement reçu énonce les éléments suivants : Isa, environ 17 ans, est de nationalité italienne ; son compagnon Raoul, italien également, est âgé de 42 ans. Isa, signalée en fugue au niveau européen depuis l’Italie, a déjà été interpellée à deux reprises par la Police Nationale, avant d’être placée en foyer d’urgence. Les deux fois, elle fugue pour rejoindre Raoul en rue.
Ainsi, après quelques passages sur leur lieu de vie, nous parvenons à rencontrer le couple et à lui proposer d’échanger à une terrasse de café. Isa, dans une logorrhée anglophone, nous déballe rapidement son passif marqué de violences intrafamiliales et son errance dès l’âge de 12 ou 13 ans, période où elle rencontre Raoul. Raoul, quant à lui, reste discret, même s’il accepte notre présence et nos questions. D’une certaine manière, c’est comme s’il sait qu’Isa, par sa minorité, est notre priorité. Il ne réfute à aucun moment cet état et ne s’impose pas, bien au contraire.
Cette première rencontre nous surprend : habituée à cette typologie de couple où l’homme majeur répond à la place de la femme mineure, montrant ainsi une forme de supériorité voire d’emprise, ici la dynamique est totalement inversée. Tous deux parlent ouvertement d’un départ d’Italie, lié au besoin prégnant d’Isa de s’éloigner de son père maltraitant et du fait que Paul n’a décidé de la suivre que pour sa protection. Isa se sent obligée de le préciser : elle aurait fui l’Italie même si Raoul ne la suivait pas.
Rapidement, nous négocions des rencontres régulières avec eux, nous les informons qu’un écrit, adressé à la CRIP, préconisera un maintien du lien en rue plutôt qu’un placement, que notre objectif est d’éviter qu’ils s’enfuient ailleurs et qu’ils se précarisent davantage. Tous deux donnent leur accord. Pendant plusieurs mois, nous les rencontrons régulièrement, que ce soit en rue ou au sein de nos locaux. Un jour la question de la santé est abordée ainsi que celle de la contraception. Isa, dans sa fougue adolescente, rougit, glousse puis finit par exploser de rire avant de nous indiquer qu’elle est vierge. A notre tour, Laétitia et moi rigolons et lui répondons en cœur « A d’autres ! Tu ne nous la feras pas avaler celle-là ! ». C’est pile ici, à cet instant, que nous foirons !
Effectivement, quelques semaines plus tard, nous accompagnons Isa à un bilan de santé complet. Le médecin, après examen gynécologique, nous confirme sa virginité. D’ailleurs, Isa nous explique qu’elle ne veut pas avoir de relations sexuelles avec Raoul avant sa majorité. Elle veut lui éviter une condamnation pénale de détournement de mineur. Pour aller plus loin, elle nous demande même si sa virginité peut être prouvée.
Heureusement, le lien établi avec le couple est suffisamment sécure pour qu’aucun des deux ne nous reproche notre orgueil et nos préjugés. Cependant, cette situation est une belle claque de rappel de la nécessité d’être réellement à l’écoute de la parole du public.
(1) Orgueil et Préjugés - Jane Austen, sort de ce corps !
(2) La Cellule de Recueil des Informations Préoccupantes (CRIP)
(3) Leur mendicité est prolifique pécuniairement parlant.
(4) Association de Réduction des Risques (RDR) parisienne.