AFIREM - Professionnels face a la maltraitance

Professionnels face a la maltraitance: de la discontinuité a la continuité

L’A.F.I.R.E.M.(1) n’est pas en recherche de thèmes à aborder lors des rencontres qu’elle proposerait chaque année. Tout au contraire, cette association ne réunit ses congrès que lorsqu’elle a des choses importantes à dire. Cette ligne de conduite explique qu’à près de 20 ans de sa fondation, elle n’en soit encore qu’à son 4 ème congrès (2).

C’est que l’heure n’est plus à la création d’une base de données ou de connaissances que de nombreuses études et une abondante littérature ont largement contribué depuis quelques années à constituer.  Non, ce dont il s’agit aujourd’hui, c’est bien de préciser et de définir les interfaces entre les logiques thérapeutiques, médicales, judiciaires et socio-éducatives qui s’entrechoquent encore trop souvent dans des conflits de pouvoir et de compétence et ce au détriment de l’enfant victime. Mais, aborder les articulations possibles de ces différents champs ne peut se faire avant d’avoir tenté d’expliciter au préalable les mythes fondateurs qui se rapportent à chacun d’entre eux.

 

La médecine et le social

L‘histoire de la médecine a été marquée par une longue période mêlant santé et religion, période qui n’est pas complètement révolu au regard de l’influence pas tout à fait disparue de la magie ou des pratiques pseudo-médicales de certaines sectes. A la longue traversée du désert dominée par la domination d’une maladie triomphante, surgit au XIX ème siècle, une médecine qui va aller de succès en succès : le développement de la prévention et de l’hygiène ainsi que le perfectionnement de le thérapeutique curative ont provoqué un fantastique prolongement de l’espérance de vie (qui est passée dans nos contrées de 28 ans à la fin du XVIII ème siècle à plus de 75 ans en cette veille du troisième millénaire !). Et puis, avec les épidémies émergentes et réémergentes est venu le temps des doutes : “ la santé est un état précaire qui ne présage rien de bon ” affirme l’humoriste. Cet aphorisme est à relier avec ce Sisyphe de la tradition grecque condamné à remonter éternellement une pierre en haut d’une colline à chaque fois qu’elle en dévale la pente. La médecine n’est-elle pas condamnée à renouveler perpétuellement ses efforts tant il est vrai que rien n’est définitivement acquis ?

On retrouve aussi cette notion  de progrès dans les mythes fondateurs du travail social. Sa légitimité initiale tient pour beaucoup dans la croyance en un processus de civilisation qui tend inéluctablement vers la disparition de la pauvreté et de l’inégalité. La société semble effectivement animée d’un double mouvement qui la pousse à toujours plus s’individualiser mais parallèlement aussi à socialiser les risques. Critiqués dans les années 70 comme contrôleurs de la norme sociale, les acteurs du travail social se situent entre le changement quotidien et le changement global. Leur art de faire tient autant de techniques relationnelles (écouter, utiliser la force de l’autre pour lui permettre de changer …) que de l’éthique (est-ce bien, est-ce juste ?) et ce dans une situation où chaque situation est unique et singulière et ne peut en aucun cas reproduire à l’identique. Ces particularités marquent à la fois les forces et les faiblesses d’une intervention qui n’a jamais réussi à constituer un corpus théorique spécifique transférable automatiquement.

 

Du droit à la thérapie

Si l’on se tourne du côté du droit et plus particulièrement du pénal, on doit rappeler que la justice tend entièrement non vers la protection du justiciable mais vers l’incrimination et la sanction d’un accusé. Elle n’est pas là ni pour réparer, ni pour comprendre, ni pour protéger, mais pour constituer la matérialité d’une culpabilité et punir. Le procès est mené au nom de la société et non du plaignant. Il fonctionne d’une manière dichotomique : victime/auteur, innocent/coupable. L’interrogatoire et l’expertise sont employés pour établir des preuves. Si notre système judiciaire est bien basé sur l’intime conviction, celle-ci doit être assise sur un faisceau de présomptions. La justice ne s’intéresse pas à l’enfant qui se plaint, mais à l’enfant qui porte plainte. Or, quand il subit une agression sexuel de la part d’un parent proche, il n’a que faire de  se transformer en accusateur : “ je veux qu’il reconnaisse les faits, je veux qu’il me demande pardon, mais je ne veux pas qu’il aille en prison, perce que c’est mon papa ”. Dès lors, si la procédure pénale peut parfois être salvatrice, elle peut tout autant s’avérer extrêmement destructrice. En lui attribuant une valeur thérapeutique en soi, certains thérapeutes se trompent de champ.

La thérapie est perçue par certains comme aliénante, voire comme responsable d’une victimisation secondaire. Des études nord-américaines n’affirment-elles pas que les victimes de maltraitance qui s’en sortent le mieux seraient celles qui n’auraient pas eu recours à aucune aide extérieure ? D’autres la survalorisent en y voyant l’unique planche de salut. Elle ne mérite sans doute ni tant d’honneur ni tant d’indignité. Si la référence à la psychanalyse, à la systémie, au comportementalisme et autre cognitivisme représente une source d’éclairage de la souffrance humaine, tout enfermement totalisant et exclusif dans l’un ou l’autre de leurs schémas ne peut être que potentiellement dangereux et nuisible à celles et ceux qui sont en difficulté. Ainsi en a-t-il été pendant longtemps du déni de la part des psychanalystes de l’inceste subi par certains enfants. Ou encore aujourd’hui de l’acharnement à maintenir celui-ci dans son milieu naturel maltraitant au prétexte de l’inscrire dans sa filiation. Mais aussi du suivi imposé au mépris du rythme du sujet, sans oublier à l’inverse la non-intervention face à la souffrance au nom de l’absence de demande formelle.

 

Quelle coopération ?

Chaque adulte possède une représentation de l’enfant en fonction de laquelle il va adapter son attitude éducative : c’est l’enfant innocent à modeler, l’enfant pervers à redresser ou encore l’enfant immature à hisser à son niveau… Cette vision adulto-centriste mêle les attentes inconscientes et une vision idéale de l’autre qui peut déboucher tant sur une satisfaction apaisante que sur une colère liée à la frustration. Animé d’un désir de façonnage qui respecte ses propres rêves ou ses désirs inavoués, c’est le noyau primitif de l’adulte qui se trouve ébranlé dès que l’enfant y résiste. C’est la même problématique qui est rejouée dans la confrontation à ce crime insupportable qu’est l’agression de l’enfant. Cette situation vient réactiver des affects archaïques en percutant trois zones particulièrement sensibles chez tout un chacun : le passage de l’infans à l’adulte, l’agressivité dans toute sa dynamique et son contrôle et enfin la sexualité tant désirée que censurée. Cela provoque une sidération de la pensée, un clivage entre bon et mauvais et une tendance à la dramatisation, auteur et victime devenant les otages des ces peurs. Un curieux isomorphisme vient identifier les populations ciblées et les services chargées de leur venir en aide. Le dysfonctionnement générationnel de la famille pathologique semble se reproduire chez les professionnels qui se disputent et s’accusent réciproquement de ne pas faire son travail. Chacun prétend avoir raison et n’a de cesse que de mettre en scène son propre dispositif en fonction de l’éclairage à partir duquel il voit l’enfant : victime à protéger ou à qui rendre justice ? Symptôme d’un dérèglement familial ou pourquoi pas affabulateur ? Voulant privilégier son point-de-vue, chacun de son côté reste persuadé d’être le mieux placé pour savoir quoi faire, ou accuse l’autre de ne pas bien faire. Intervient alors une compétition à coup de préséance ou de prérogatives. 

Finalement se rejoue la discontinuité dans la mission qui est dévolue à chacun alors qu’elle ne relève pas de la même logique (réparer, soigner, punir, accompagner … ).

Le seul consensus qui semble s’être imposé s’est résumé, depuis quelques années, à la procédure systématique de signalement. La culture socio-éducative s’est déplacée et a glissé vers un traitement pénal investi d’une valeur thérapeutique magique. Le seul critère de réussite de l’aide apportée est jaugée à l’aboutissement du procès de l’agresseur. L’intervention globale au service de l’enfant et de la famille disparaît derrière des actes techniques : rédaction d’un rapport de signalement, examen médical, enquête de police, procédure judiciaire. L’intervenant apparaît dès lors dans une position d’objet et non plus de sujet.

Aussi est-il temps qu’il réagisse en résistant à un processus qui a abouti à pervertir sa place. Pour ce faire, il doit au préalable admettre et repérer les mécanismes qui l’animent et qui peuvent le rendre captif de ses émois ou de sa vie pulsionnelle : peur, impuissance, désir de réparation, crainte ou appel à la fusion, ambivalence, blessure de ne pas être entendu, fascination de devenir lieu d’identification peuvent très bien le paralyser ou le fourvoyer. Il doit trouver les moyens de métaboliser ces réactions et apprendre à les contrôler. Ce travail de reconnaissance de ses propres compétences et limites est un préalable à l’identification de celles des autres. Mais cette dernière est non moins importante en ce qu’elle permet d’éviter de dicter ses modalités d’intervention à celui d’en face en le disqualifiant. Rester à sa place et légitimer l’autre dans ses aptitudes et ses capacités semblent de plus en plus être un axe de travail prioritaire. Le mineur qui a déjà subi la déstructuration d’une famille qui le met en danger ne peut se reconstruire s’il se trouve, après la révélation, confronté à des logiques professionnelles différentes quand elles ne sont pas contradictoires. Rendre l’enfant acteur de son histoire, c’est lui garantir son intégrité physique et psychique. Mais c’est aussi tenter de lui apporter la continuité, la permanence, la stabilité et la cohérence dans la réponse sociale, éducative, judiciaire et thérapeutique que le monde adulte va lui donner.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°440 ■ 30/04/1998

 

(1) Association Française d’Information et de Recherche dur l’Enfance Maltraitée : Hôpital des Enfants malades 149 rue de Sèvres 75730 Paris cédex 15. Tél. :01 44 49    47 24 Fax. : 01 42 73 13 14

(2) “ De la prise en charge des enfants maltraités, jeux et enjeux ” congrès tenu à Lille les 9, 10 et 11 mars 1998