Paroles d’enfant 2007 – Enfant en souffrance

En protection de l’enfance, les professionnels de l’accompagnement doivent faire preuve d’un minimum de solidité psychique face aux horreurs dont ils sont parfois les confidents. Mais, pour y arriver, il leur faut au préalable régenter ce qu’ils éprouvent.

Paris, 22 et 23 novembre 2007 - Comment ne pas perdre le nord face à l’enfant en souffrance

Les circonstances destructrices qui atteignent les enfants pris en charge par la protection de l’enfance sont multiples et variées : négligence, maltraitance, agressions sexuelles, aliénation parentale, soutien à des parents souffrant de toxicomanie, d’alcoolisme, de maladie mentale, de handicap, écartèlement entre leur famille d’origine et le foyer ou la famille d’accueil où ils sont placés, entre leurs parents biologiques et leurs parents adoptifs, entre leurs parents et leurs grands-parents, ou encore entre leur père et leur mère en grand conflit… En réaction à ces situations bouleversantes, les enfants s’agitent, se dispersent, se figent, tentent de s’adapter par des comportements déroutants, inquiétants, autodestructeurs, qui risquent d’hypothéquer leur développement de manière transitoire ou durable. Les professionnels sont fortement bousculés par ce tableau souvent pathétique. Ils peuvent très vite se trouver déboussolés par leurs émotions, déstabilisés du fait de leurs croyances, aveuglés par leurs idéologies, tétanisés par des doutes paralysants. Parole d’enfants proposait cette année de se pencher sur ces situations d’autant plus complexes « quand les professionnels perdent le nord »(1).

 

Au cœur de la tourmente…

La protection de l’enfance s’est faite au cours des décennies de plus en plus exigeante, a d’abord constaté Marceline Gabel, chargée de cours à l’université Paris X-Nanterre. La demande d’expertise adressée aux professionnels s’en est trouvée d’autant plus pesante. Il leur revient d’avoir à évaluer la capacité d’une famille à exercer sa parentalité dans des conditions offrant les meilleures garanties d’épanouissement physique, psychologique et sociale pour l’enfant. Même si la décision de séparation revient à l’autorité judiciaire, leur rôle est essentiel dans cet acte qu’un magistrat ne peut ordonner sans s’appuyer sur l’appréciation de techniciens sensés « savoir ». Or, rien n’est plus angoissant que de donner cet avis : l’intervenant se trouve tiraillé entre la peur de déséquilibrer une famille, en portant de fausses accusations et la crainte de ne pas protéger assez vite l’enfant. Il doit se déplacer sur une échelle de comportement dont les deux extrêmes sont le déni et l’hyper-réactivité, et faire face à un tourbillon de sentiments contradictoires où la subjectivité de celui qui observe est mélangée à la pathologie du lien qu’il est sensé identifier. Les facteurs qui vont intervenir autres que ce que la famille donne à voir sont multiples : l’âge du professionnel, son sexe, son statut familial, l’éducation qu’il a reçu, sa formation initiale et continue, son ancienneté dans le poste, son lieu d’exercice professionnel, les motivations profondes de son choix professionnel, son appartenance institutionnelle, ses références théoriques…

 

…l’émotion du professionnel

Autant d’indicateurs permettant de comprendre les différences d’approche entre professionnels... et même chez le même intervenant, à des moments différents de son histoire. Marceline Gabel, de citer l’exemple de cette juge des enfants, peu hésitante à prononcer des mesures de séparation, qui, à son retour de congé maternité, n’arrivait plus à prendre de telles décisions qui la renvoyaient à sa propre situation parentale. Car ce  à quoi nous confrontent les situations de souffrances familiales, c’est bien à nos propres images internes. Quel est cet enfant à qui nous nous adressons ? Un être à part entière ou bien l’enfant que nous avons été, que nous aurions aimé être ou que nous aimerions avoir ? Quel est ce parent qui nous fait face ? Celui que nous n’aurions pas aimé avoir, avec lequel nous voulons régler des comptes ou que nous ne voudrions pas être ? Ces mécanismes identificatoires sont incontournables : ils nous dominent toutes et tous. Ils peuvent aboutir à un mouvement de repli sur soi et à des mécanismes que l’on connaît bien, mais que l’on a plus d’habitude d’attribuer aux usagers : déni, clivage ou projection, détachement émotionnel, diminution de l’investissement … La question n’est pas tant de chercher à nous en débarrasser, ce qui serait une quête illusoire, mais de les repérer et d’échapper à leur domination. Pour cela, la connaissance de soi et de son histoire familiale apparaît indispensable. Mais, cette approche est trop peu développée tant en formation initiale que continue. En lieu et place du soutien et de l’accompagnement émotionnel, on en reste encore trop souvent au mythe de la prise de distance, de la non-implication personnelle et de la neutralité bienveillante.

 

Gérer ses ressentis

Pourtant il faudrait faire preuve d’un extraordinaire déni, pour ne pas reconnaître ces sentiments d’effroi, d’incrédulité, de colère, de honte, qui nous assaillent et nous taraudent, confirme Yves Stevens, psychologue et thérapeute à Parole d’enfants. Loin de vouloir les mettre à distance, il apparaît nécessaire d’accepter qu’ils nous contaminent, poursuit-il. Identifier l’impression d’être agi par des forces incontrôlables, c’est se donner les moyens d’en mieux s’en dégager. En fait, reconnaître les émotions qui nous imprègnent à un moment donné, c’est s’autoriser à aller à la rencontre de l’autre. Cet envahissement émotionnel est à la fois nécessaire pour ressentir le vécu des différents acteurs, mais potentiellement perturbateur, car il risque de provoquer un clivage entre auteur et victime, l’écoute de l’horreur de l’agression subie aboutissant au rejet hors de l’humanité du mis en cause. Pour retrouver le nord et pouvoir s’engager dans une action qui propose à la famille autre chose que le rejet et la stigmatisation, chacun doit plonger en soi-même et savoir repérer ses envies de fuite et de sauvetage chevaleresque, sa haine et son amour, ses envies fraternelles et fratricides. Il revient ensuite à chaque intervenant de privilégier soit la rationalisation, soit son ressenti, pour structurer son travail de réhumanisation. Mais le passage  de l’émotion choc vécue dans l’immédiateté à l’émotion sentiment, vecteur de communication et de reconstruction de sa pensée semble une étape incontournable.

 

Logique judiciaire

S’il est bien une circonstance qui bouscule le professionnel, c’est quand l’innommable est révélé. Mais, tout aussi insupportable est le moment du classement sans suite. Notre société vit sous la dictature des émotions et érige la vengeance de la victime en première étape de toute reconstruction, constate Jean-Paul Mugnier, éducateur spécialisé et thérapeute familial. Mais l’appareil judiciaire ne donne pas suite aux révélations des victimes d’agression sexuelle dans 85% des cas. En de telles circonstances, l’impuissance et la rage peuvent s’emparer tout autant de l’enfant que de l’intervenant qui l’accompagne, sentiment de non reconnaissance et de découragement. Il est important d’expliquer très tôt à la victime que la crédibilité de son propos n’est pas liée à la décision de la justice quelle qu’elle soit. Nous sommes dans un état de droit. Le mécanisme de la preuve, de l’aveu et de l’intime conviction au travers d’une procédure du contradictoire s’applique même au pire des criminels. Le temps du judiciaire n’est pas le temps du thérapeutique, ni de l’éducatif. S’il revient au juge d’avoir à démontrer la culpabilité de l’agresseur, celui qui accompagne l’enfant doit, quant à lui, reconnaître le traumatisme et l’émotion de l’enfant, non pour l’y enfermer, mais pour lui permettre de s’apaiser et de continuer à se construire malgré tout. C’est en s’appuyant sur les compétences que l’agresseur n’a pas détruites qu’il peut au mieux aider l’enfant à dépasser le traumatisme qu’il a subi. Si la maltraitance physique ou sexuelle peut plus facilement être identifiée, il n’en va pas de même de la maltraitance psychologique.

 

Visites protégées

C’est notamment le cas lorsque le développement intellectuel affectif et social de l’enfant est menacé par une situation de délaissement de ses parents ou de violents stimuli imprévisibles qui le débordent. La non prise en compte de ces difficultés peut amener à des adultes souffrant de déficit intellectuel ou de troubles psychiatriques et agissant des violences pathologiques, pronostique Maurice Berger, célèbre chef de service en pédio-psychiatrie au CHU de Saint Etienne. L’enfant, en naissant, n’est pas en capacité de distinguer ce qui vient de lui et ce qui vient de l’extérieur. Il revient aux parents de lui permettre progressivement de se différencier et de s’autonomiser. Mais ce processus n’est pas toujours possible : il arrive alors qu’ils ne puissent faire preuve d’un minimum de capacité d’empathie et ne réussissent ni à décrypter, ni à comprendre les besoins de leur enfant, encore moins à lui poser des limites. L’aptitude à se connecter avec l’enfant peut se repérer dans la facilité à partager un jeu avec lui, dans une dynamique de réciprocité. Pour ce faire, encore faut-il que le parent possède un enfant joueur au fond de lui-même. Il peut être culpabilisant pour l’intervenant d’invalider ainsi les aptitudes de parent, partagé qu’il est entre le constat de « l’incompétence parentale sévère chronique » (Jorge Barudi) et les discours dominants visant à les reconnaître dotés par essence d’une capacité éducative. Seule une visite protégée pourra alors aider tant le parent que l’enfant à différencier leur pensée. La présence d’un tiers doit permettre à l’enfant de se vivre comme autonome psychiquement et de ne plus être le protecteur de son parent.

 

(1)   « L’enfant dans la tourmente. Quand les professionnels perdent le nord » Paris, Palais de l’UNESCO, 22 et 23 novembre 2007, Parole d’enfants : 57 rue d’Amsterdam 75008 Paris Tel. : 0800 90 18 97 / www.parole.be / info@parole.be