Comptes-rendus
ANTHEA 2008 – Descendu en plein vol
L’action que je vais décrire se déroule dans une banlieue de l’est parisien, une cité en cul de sac de la ville. La plupart des habitants sont à 90% d’origine africaine (Maghreb et Afrique Noire, principalement du Mali). Ce quartier a été construit dans les années soixante, et a été alors considéré comme un chef d’œuvre de l’architecture : des barres de quinze étages et trois tours de 23 niveaux. C’était l’époque où les premiers habitants étaient des populations blanches contentes d’avoir des douches et de l’eau chaude à domicile. Aujourd’hui ils sont tous partis. Les hommes travaillent, pour la plupart, à Paris, distante de soixante kilomètres. Ils se lèvent à 5h00 du matin et reviennent le soir vers 20 h. Pour favoriser l’émancipation des femmes, les travailleurs sociaux les ont encouragées à travailler. Ce qui, chose faite, les ont mises au même rythme que les hommes : lever tôt le matin, retour tard le soir. A la sortie de l’école, les enfants se retrouvent sans leurs parents, sous la responsabilité des grandes sœurs. Dans un contexte de chômage généralisé des jeunes, la débrouille est la seule activité porteuse. Le quartier est devenu un lieu de trafic et de rencontres de tous genres. La plupart des jeunes sont déscolarisés, ne croient plus au système et passent leur journée au bas des immeubles. Désertée, la cité est actuellement en pleine rénovation. Deux tours ont été détruites, les habitants ont été déplacés. Ceux qui sont attachés à leur quartier ne sont pas sûrs d’y rester, à cause du coût élevé de l’acquisition des nouveaux pavillons. Il y a donc chez les habitants une angoisse liée à la future séparation, qui favorise un sentiment de regroupement. Cela fait quelques temps déjà que les travailleurs sociaux n’ont plus accès à ce quartier. Une assistante sociale s’est fait arracher son sac et son téléphone portable en allant en visite a domicile. Une éducatrice spécialisée s’est fait tabasser. Seule présence encore acceptée, l’association Afrique Conseil qui intervient dans le cadre de Groupes de Parole de soutien à la parentalité. L’objectif initial de ce projet était d’aider les familles à trouver des repères pour l’éducation de leurs enfants, dans un contexte interculturel. La plupart d’entre elles sont complètement désespérées, ne sachant plus que faire de leurs enfants et sont dans l’attente d’une aide, pour trouver des solutions. Nous avons retransmis leur demande au responsable de la politique de la ville qui, à son tour l’a répercutée à la Mission Locale. Le projet a rencontré un écho d’autant plus favorable que le préfet était alors soucieux de réduire la délinquance qui sévit dans cette cité.
Le projet d’insertion
Un groupe de travail s’est mis en place et Afrique Conseil fut choisie comme prestataire pour réaliser une mission dont les objectifs peuvent être résumés comme suit. Il s’agissait de mobiliser des jeunes complètement désocialisés, en nous appuyant sur leurs familles. Nous souhaitions les mettre en relation avec l’extérieur de leur quartier et leur faire adopter des conduites normalisées afin de les faire glisser progressivement vers les dispositifs de droit commun existant dans la ville. La pédagogie utilisée visait à activer une dynamique de soutien mutuel et de mobilisation réciproque, les jeunes les moins motivés étant tirés par les autres. Nos supports allaient de l’inscription à des activités culturelles, sportives ou de loisirs jusqu’à des formations (permis de conduite, BAFA, stage d’évaluation en milieu de travail… ), en passant par des déplacements en transport en commun vers des spectacles culturels ou sportifs. Nous avions aussi envisagé la possibilité de chantiers extérieurs avec notre encadrement. Un point mensuel avec le représentant de la mission locale en charge du suivi devait permettre d’évaluer le niveau d’avancement des jeunes.
Nous avons fait le choix de travailler avec un petit groupe. Nous appuyant sur les associations locales, le point d’info jeune, le groupe de parents, et les médiateurs de la cité, nous avons ciblé les dix jeunes, âgés de16 et 25 ans, les plus en danger de la cité. Six d’entre eux acceptèrent de se rendre à la première réunion d’information. Après avoir été sensibilisés sur la nature du projet et sur notre méthode de travail, ils nous ont mis en garde contre les difficultés que nous allions rencontrer pour mobiliser les autres jeunes. Ils nous en expliquèrent les raisons : les gains obtenus par les petits trafics qui vont bien au-delà de ce qu’on peut leur proposer comme perspective de ressources ou encore la méfiance envers les institutions qui ont déjà proposé de tels dispositifs qui se sont très vite arrêtés. Nous avons néanmoins réussi à les convaincre de mobiliser d’autres jeunes et avons pu constituer un groupe de dix jeunes qui étaient jusque là réputés inabordables. Notre première surprise a été de constater qu’ils avaient tous un parcours de formation et disposaient pour la plupart d’un diplôme professionnel : cinq ont un BEP, deux ont été en CFA, un a un niveau de première, un autre de terminale et le dernier a un Bac. Mais aucun n’a réussi à trouver de travail stable. Rien que des petits boulots épisodiques. L’objectif à terme étant de les mobiliser pour rejoindre les structures officielles auxquelles aucun d’entre eux ne voulait plus entendre parler, le travail n’a pas été simple et a souvent ressemblé à du coaching. Nous avons du parfois relancer certains d’entre eux, la veille ou le matin pour qu’ils n’oublient pas tel ou tel rendez vous. Du côté des accompagnateurs, nous étions deux psychologues et un jeune chef d’entreprise issu de l’immigration. Les rencontres se faisaient au rythme d’une rencontre individuelle par semaine pour chaque jeune et une sortie collective tous les quinze jours. Nous avons ainsi organisé une sortie en groupe jusqu’à Paris, pour rencontrer les « Braves Garçons d’Afrique », une association qui organise dans son quartier, des activités socio éducatives et culturelles. Devant ces jeunes issus de l’immigration qui leur ont expliqué connaître la même galère, mais avoir décidé de se prendre en charge, le groupe s’est dit admiratif et impressionné. Aucun ne croyait qu’il était possible de faire autant d’activités, quand on est jeune et Black. Une autre rencontre avec un jeune chef d’entreprise qui commercialise des produits ethniques, leur a démontré, là encore, qu’il était possible de s’en sortir. A l’issue de trois premiers mois, le groupe avait suffisamment avancé pour que sept d’entre eux expriment un choix d’orientation : ils souhaitaient faire un métier lié à l’animation. Ils avaient la conviction d’avoir trouver leur voie et ne voulaient plus changer. Interrogés sur leur motivation ils expliquèrent leur désir de se rendre utile, de s’occuper des jeunes de leur quartier, pour leur éviter les galères qu’ils avaient eux-mêmes connues. Avec humour, il rajoutèrent que c’était aussi pour aller gratuitement au parc des princes regarder les matchs du PSG. Nous les avons alors incités à s’informer sur leur futur métier. Ce qu’ils firent avec le plus grand enthousiasme, tant auprès de la mission locale et de différents autres organismes compétents. Pour nous il s’agissait d’un véritable succès. Ces jeunes se levaient le matin, ne traînaient plus au bas des immeubles et s’interpellaient, les uns les autres, pour aller sur Paris, chercher un renseignement ou effectuer une démarche. L’action engagée par le groupe de jeunes, au cours de l’été, ne fit que nous confirmer dans notre optique. Celui-ci organisa, avec le concours du service jeunesse de la ville qui fut très intéressé par cette collaboration, un tournoi de foot dans le quartier, pour éviter que les petits ne traînent sans rien faire. Cette action était un premier pas dans l’animation. Nous pensions alors avoir réussi à restaurer leur confiance envers les institutions publiques. C’était sans compter sur nos commanditaires qui ne partageaient pas cette opinion. Lors de la première réunion d’évaluation, on nous fit comprendre que nous étions loin des objectifs fixés. Les jeunes étaient tous venus à la mission locale avec la même demande (faire un métier dans l’animation), alors que ce qu’il aurait fallu, c’est que chacun vienne individuellement présenter un projet individuel. Notre intervention avait pour but que ces jeunes cessent de fonctionner en groupe. On nous demanda donc de revoir notre manière de travailler qui était parait-il très africaine !
Le rôle du groupe
Cette demande n’était pas compatible avec la dynamique que nous avions créée. Pour nous, l’essentiel était que chaque jeune se soit mis en mouvement. Le travail de groupe avait servi de support affectif. Il ne s’agissait bien évidemment pas d’effacer les identités des uns et des autres, mais plutôt de passer par une phase transitoire qui, en mutualisant les forces, leur permettrait de construire ensuite leur personnalité plus individuelle. Sans être des inconditionnels du groupe, nous pensions qu’il fallait continuer dans cette voie. La précarité n’est pas qu’une dimension économique, je dirai qu’elle est aussi et surtout psychologique. Les personnes ayant accumulé des échecs ne sont pas a même de retrouver immédiatement des ressources psychologiques leur permettant de s’individualiser pour affronter des nouveaux défis. Le soutien que peut apporter un professionnel peut très vite trouver ses limites s’il n’est pas porté par le contexte familial, social, ou groupal. Pour certains jeunes, le face a face avec les institutions peut être une terrible épreuve, car ils se sentent fragilisés, démunis et sans support. La présence du groupe est un réconfort, on ne porte plus seul son échec, les démarches sont moins lourdes si on doit les faire à deux. L’avenir aussi est moins inquiétant si nous sommes plusieurs à l’affronter que si nous sommes seuls à le faire. Il faut préciser que nous n’avions au départ aucun a priori. Simplement, cette démarche s’est avérée la plus porteuse de sens pour les jeunes. Dans les faits, face à des propositions souvent irréalistes, le groupe fut souvent l’occasion de revenir au principe de réalité, conforté par la présence d’un adulte. A titre d’illustration, l’un des jeunes avait exprimé le désir de travailler sur une plateforme pétrolière, sans savoir ce qu’on y faisait. Sa seule motivation résidait dans l’exemple de son cousin qui y travaillait et y gagnait beaucoup d’argent. Ses copains l’incitèrent à se renseigner. Ce qui lui permit de prendre conscience de l’écart entre son projet et sa réalisation. Il ne s’agit pas ici de glorifier le groupe, mais de rappeler que le plus souvent, les individus sont capables d’une bonne expertise de leur situation si on les aide à y parvenir ! Dans un monde dominé par le succès individuel, la perspective d’une réussite en groupe peut paraître moins valorisante. Mais je pense que toutes les réussites se valent qu’on les acquiert seule ou qu’on les vive en groupe. L’essentiel étant ce que cela apporte paradoxalement à l’individu ! Les Beatles groupe de musiciens ont autant de talents que Mozart compositeur individuel !
Au bout de huit mois de ce travail d’accompagnement, cinq des dix jeunes ont validé leur deuxième partie du BAFA (quatre d’entre ont pu trouver un travail dans la ville). Deux sont incarcérés. Une jeune fille est entrée en formation de vendeuse. Le dernier est reparti en Afrique. Ces résultats, probants pour nous, ne furent pas jugés convaincants par les commanditaires qui restèrent sur leurs positions : « les jeunes n’étaient pas suffisamment autonomes, il fallait que chaque jeune ait son projet personnel ». Alors que d’autres jeunes étaient intéressés pour entrer à leur tour dans ce groupe, notre contrat ne fut pas reconduit.
Ferdinand Ezembe
Cet article est adapté de l’intervention prononcée le 4 juin 2007 au colloque d’Anthéa, à Marseille par Ferdinand Ezembe, Docteur en psychologie et Directeur de l’association Afrique Conseil (afrique.conseil@free.fr, www.Afriqueconseil.org)
Jacques Trémintin - Juillet 2007