Comportements à risque 2005

L'adolescence ou les années métamorphoses  

Les difficultés de l’adolescence constituent un thème récurrent pour nos sociétés. La question ainsi posée est loin d’être récente. Rappelez-vous : « Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne, alors c’est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de le tyrannie ». N’est-ce pas là un magnifique tableau de notre jeunesse contemporaine que rien ne semble pouvoir arrêter dans son manque de respect et son absence de valeurs ? C’est effectivement ce qu’en pensait Platon au IV ème siècle avant Jésus Christ  auteur de cette citation ! Mais le phénomène qu’il décrit ne date pas de son époque : « Notre monde a atteint un stade critique. Les enfants n’écoutent plus leurs parents. La fin du monde ne peut pas être très loin » se lamente un prêtre égyptien 2000 ans environ avant JC. En fait aussi vieux que remonte la mémoire humaine, le discours est le même : « Cette jeunesse est pourrie jusqu’au fond du cœur. Les jeunes gens sont malfaisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme les jeunes d’autrefois » peut-on lire sur une poterie d’argile babylonienne datant de plus de 3.000 ans ! En fait, depuis des milliers d’années, tout se passe comme si la jeunesse devait poser des problèmes aux aînés et les plus anciens se plaindre des plus jeunes.  La difficulté ne viendrait-elle pas plutôt du côté de l’adulte qui, à peine passé la période de l’adolescence, s’empresse d’oublier bien vite ce qu’il ressentait quelques années auparavant et se met à son tour à fustiger ses cadets ? Il est vrai que ceux qui ont atteint l’âge d’homme se sentent poussés par leurs successeurs et peuvent en ressentir comme une menace.

 

Un émergence récente

De toutes les espèces animales, l’être humain est peut-être celle qui met le plus de temps à parvenir à maturité. Quand on voit le poulain se dresser sur ses pattes quelques minutes à peine après sa naissance et se mettre à trottiner, maladroitement d'abord, puis de plus en plus assuré, on mesure la fragilité du petit d'homme. Mais, paradoxalement, cette faiblesse constitue l’un des atouts essentiels de notre espèce. En effet, plus longue est la maturation, plus grande est la capacité d'assimilation et d'approfondissement de l'intelligence et de l’apprentissage. Moins l’enfant a, au départ, plus il va acquérir grâce à la culture et à l’éducation. Quelle durée va prendre cette longue maturation vers l’âge adulte ?

La première réponse qu’il est possible de donner est d'ordre physiologique: c'est la puberté. Lorsque l'individu devient capable de se reproduire, de procréer, il entre dans l’âge adulte. Cela correspond chez la fille à l’apparition des menstruations, chez le garçon des premières émissions de sperme. De fait, dans les premières civilisations que l’homme a édifiées, l’adolescence n’existe pas en tant que catégorie à part. Il y a d’un côté des « non-initiés » (filles ou garçons), qui vivent souvent dans le monde des femmes les « initiés », et de l’autre côté ceux qui ont reçu, le plus souvent au moment de la puberté, la connaissance sacrée faisant d’eux des adultes. C’est à travers de véritables rites de passage que symboliquement l'enfant doit « mourir » pour faire place à l’adulte dans ce qui peut être interprété comme une "seconde" naissance.

C’est dans l’antiquité, que s’impose les premiers distinctions d’âge. Ainsi distingue-t-on l’« infans » (jusqu’à 17 ans) de l’« adulescens » correspondant aux 17-30 ans (mais uniquement les garçons, au même âge les filles sont déjà des « épouses »). Quant à la « juventus », elle se termine à 50 ans !

La société médiévale fait entrer l'enfant dans l'âge de raison, lorsqu'il n'a plus besoin des sollicitudes de sa mère, soit vers 7 ans. Très vite alors, il est mis au travail, le plus souvent auprès de  sa famille, mais aussi auprès d’agriculteurs ou d’artisans. La notion d’adolescence telle que nous la concevons aujourd’hui ne correspond pendant longtemps à rien de précis.

 

Une adolescence sans fin

L'adolescence ne va en fait faire son apparition en tant qu’épisode de la vie d’homme identifiée et reconnue par la société qu'au début du XX ème siècle. L’émergence de cette nouvelle classe d’âge correspond sans doute d’abord à l’explosion démographique que connaît cette époque. Dans la deuxième moitié du XVIII ème  siècle la population française ne dépasse pas vingt millions d’âmes (soit le même nombre qu’en 1350 !). Il faut dire que l’espérance de vie atteint alors 28 ans (la moitié des enfants mourant avant 10 ans). Les conflits de génération étaient d’autant plus limités que la moitié des enfants perdaient l’un de leurs deux parents avant de devenir adulte ! Puis la mortalité se met à reculer, l’espérance de vie à croître: si les moins de 19 ans représentaient 42 % de la population en  1740, ils  ne sont plus que 38% en 1850, 33% en 1911 et 29,8% en 1948 (26% en cette fin de siècle).

Autre facteur d’assise de l’adolescence: la scolarisation qui va devenir au fil des temps massive. En 1900, c'est moins de 2% d'une classe d'âge qui passe le BAC, la presque totalité de la population entrait alors dans le monde du travail à 13‑14 ans (ce qui était un progrès gigantesque alors par rapport au travail massif des enfants au siècle précédent). Le processus de scolarisation a donc été massif, amenant une fraction de plus en plus importante de la jeunesse à retarder de façon significative son entrée dans la vie active. Aujourd’hui, le prolongement des études et le chômage massif des jeunes au cours des vingt dernières années ont provoqué l'émergence d'une nouvelle classe d'âge: les "jeunes adultes" entre 18 et 25 ans. 25% de cette catégorie vit encore chez ses parents. Des institutions ont été créées spécialement pour eux : Missions Locales, P.A.I.O. ... Quant au Revenu Minimum d’Insertion, ils n'y ont pas droit avant l’âge de 25 ans, sauf s'ils sont déjà parents. L'accès à un travail, à une autonomie financière et à la fondation d'un couple et d'une famille a été retardé de 5 à 6 ans en l'espace d'une génération.

On assiste donc bien ici à un accroissement spectaculaire de la période transitoire de l'enfance et singulièrement de la phase de l'adolescence. Cette prolongation a permis aux incertitudes, aux angoisses et aux difficultés de cette période de la vie de s’exprimer d’une façon décuplée.

 

Ado cherche Personnalité désespérément

L'adolescence est une période extrêmement dynamique dans la vie de l'individu. C'est l'époque des métamorphoses à tous les niveaux : biologiques, hormonaux, affectifs, relationnels, psychologiques, sociaux, personnels ...

On en connaît bien les manifestations essentielles : le jeune est en croissance rapide. Il adopte une apparence dégingandée et malhabile. Sa voix mue. Il sent en lui des forces nouvelles qui l'incitent à changer d'attitude.

Il n'a plus envie d’être le petit enfant sage à l'écoute de ses parents pendant des années. Il veut s'affirmer et voler de ses propres ailes. Il veut se prouver à lui‑même comme aux adultes qu'il peut bien se débrouiller tout seul !

Il se permet plus facilement de critiquer (quand il n'est pas dans la contestation systématique) et est facilement dans une relation de défi à l'égard de ceux qui lui sont le plus proche. C'est l'éternel jeu de "qui perd gagne". Qu'il l'emporte ou non dans son opposition à l'adulte, l'ado a gagné car il lui a tenu tête.

Ayant acquis de nouvelles capacités physiques jamais atteintes jusqu'alors, il en est très fier et cherche à les mettre en œuvre que ce soit dans la confrontation physique par le sport, ou dans la recherche des limites les plus extrêmes.

Les bouleversements qu'il sent en lui le poussent à chercher à l'extérieur une stabilité manquante. C'est la quête idéaliste de la vérité, de la sincérité et de la justice. C'est là l'occasion d'intenses et longues discussions au cours desquelles il teste ses opinions et sa capacité à penser par lui-même.

Mais l'adolescence c'est aussi, et c'est important la découverte de l'autre. L’émergence du désir sexuel l’amène dans un premier temps à faire tout particulièrement attention à son corps. C’est la période où il passe de plus en plus de temps dans la salle de bain à se regarder dans le miroir et à s’apprêter avant de sortir.  Cette effort de séduction, il va bientôt le destiner à la recherche d’un partenaire. C’est la drague et le temps des flirts.

Que c’est difficile parfois de devenir grand. Cette perspective attire et fait peur en même temps ! Après s'en être remis pendant plus de 12 ans aux règles parentales qui lui ont apporté sécurité et équilibre, le jeune va devoir se constituer son propre code de conduite personnel qui lui permettra d'affronter le vaste monde et de faire des choix sans s'en remettre à l'adulte. Ce dernier ne plus être là pour dire ce qu’il faut faire ou ne pas faire. L’adolescent n’hésite pas à demander encore conseil. Mais, c’est parfois pour affirmer aussitôt qu’il est assez grand pour savoir ce qu’il a à faire. Période compliquée s’il en est où l’on est confronté à de nombreuses réalités contradictoires: recherche des limites d'abord, des modèles d'identification ensuite, des expériences initiatiques encore, des responsabilités enfin.

 

Les limites

L’adolescent sent en lui une puissance nouvelle à laquelle il n’a pas été habitué. Force physique qui lui permet de se mesurer aux adultes, pulsions qui le portent vers la recherche d’une complétude avec l’autre, poussées d’hormone qui font naître chez lui des tendances agressives. Tout cela le fascine et l’inquiète à la fois. Jusqu'où peut‑il aller ? C'est la question qu’il se pose. Pour y répondre, il va expérimenter et surtout être très attiré par la transgression des interdits. Il ne peut plus se contenter de respecter les limites qu’on lui a fixées jusqu’à présent. Il se doit d’aller les tester, peut-être pour vérifier leur pertinence ou leur solidité, peut-être pour mesurer son nouveau pouvoir. Les passages à l’acte sont alors une tentation irrépressible chez lui. L’agir remplace l’élaboration. Plutôt que de dire les choses, il les « fait » et constate ensuite ce que cela donne. Autre motivation, celle de la mise à l’épreuve. En agissant, il veut parfois simplement savoir si vraiment on l’aime, si vraiment on tient à lui. Une telle réaction est tout à fait normale. Il n’y a pas lieu de s’en inquiéter comme on le ferait pour une manifestation de grave dysfonctionnement. Qui dit « normale » ne dit qu’on ne doit pas s’y intéresser ou qu’il faille éviter de réagir. Bien au contraire  ! Un peu effrayé par la toute-puissance qu’il sent chez lui et qui le pousse à vouloir faire « ce qu’il veut », « quand il le veut », le jeune exprime le besoin qu’on lui oppose un cadre structurant à partir duquel il va se construire. Ce qu’il veut, finalement c’est que ses parents lui apporte une réponse qui soit faite à la fois de compréhension et de tolérance mais aussi de rappel à la règle et à la loi. Ce qu’il demande en réalité, c’est bien que l'adulte lui délimite des repères, l’accompagne dans la reconnaissance et l'apprentissage de la marge de manœuvre dont il dispose : ce qui est possible de faire et ce qui ne l'est pas, ce qui est négociable et ce qui ne l'est pas face à une réalité qui s'impose quelque soit le désir de chacun.

Il n’en reste pas moins que cette recherche de confrontation plus ou moins permanente constitue une épreuve usante et particulièrement stressante pour les adultes qui côtoient l’adolescent. Ce qui compte surtout pour le jeune, c’est de sentir face à lui une résistance, quelqu’un qui va accepter son défi et qui par son énergie et sa ténacité, lui propose de fait les limites dont il a tant besoin. Or, il a besoin à la fois de tester sa liberté nouvelle et de trouver un contenant à sa toute-puissance qui au fond de lui-même lui fait peur. Les adolescents ont besoin qu’on s’oppose à eux. S’ils revendiquent haut et fort de faire ce qu’ils veulent quand ils le veulent, accéder à ce désir ne fait que les insécuriser et les plonger dans l’incertitude et l’inquiétude. Cela représente une épreuve pas toujours très agréable. Mais, ce conflit est riche d’enseignements pour le jeune qui vérifie ainsi au quotidien jusqu’où il peut aller et ne pas aller et par là même mais aussi qu’il est l’objet du centre d’intérêt de l’adulte qui prend suffisamment intérêt à lui pour lui poser des interdits. C’est pour lui une preuve d’amour, d’intérêt. Tout lui céder serait montrer une sorte de désinvestissement.

Face à un adolescent qui transgresse une règle, deux réactions sont à proscrire.

D’abord celle qui consiste à banaliser le passage à l’acte ou à le minimiser. Si on agit ainsi, il y a des chances pour que l’adolescent n’en reste pas là. La prochaine fois, il « poussera le bouchon un peu plus loin », comme cela, rien que pour voir la réaction, ou plutôt pour la provoquer, car d’une certaine façon son acte doit être interprété comme une message adressé aux adultes dont il attend une réponse. Si celle-ci ne vient pas, une nouvelle bouteille sera jetée à la mer.

 Deuxième attitude  à éviter : la punition sévère. Réagir face à une transgression sans nuance et d’une façon excessive n’est pas la bonne solution. C’est diaboliser l’infraction et ne pas voir en quoi elle peut être formatrice si elle est reprise dans le dialogue et la fermeté.

En fait, laxisme et rigidité sont les deux faces d’une même médaille qui aboutit dans un cas comme dans l’autre à la même insécurisation et insatisfaction (quoique sous des formes différentes) chez l’adolescent.            

Quand il y a transgression, il peut il y avoir sanction. « Il doit il y avoir » aurait-on pu dire, si cette formule n’était par trop excessive : c’est aux adultes d’évaluer la nécessité de cette sanction, ce ne doit pas être un automatisme. Si l’on peut, en fonction de la gravité de la faute, déterminer si cela mérite ou non de punir, en aucun cas, la punition doit être vécue comme une vengeance. Il n’y a pas contradiction entre respect du jeune et sanction. Cette mesure peut tout au contraire constituer un éminent moyen d’émancipation. Punir, si la mesure respecte la dignité de l’enfant et est décidée avec équité, permet non seulement de mettre celui-ci en phase avec le fonctionnement social (quand on a nui à autrui, on doit régler ses dettes), mais aussi de le libérer (une fois qu’il a réglé ce qu’il devait, on efface l’ardoise et l’on repart sur de bonnes bases).

 

Les modèles d'identification

L'enfant depuis sa naissance a été en adoration devant ses parents qu'il a cherché à imiter. Il a été soumis à leur autorité et placé sous leur protection. Il est à présent dans une phase de séparation. Pour que ce processus d'individuation s'accomplisse, il doit au préalable "tuer" (symboliquement) le modèle auquel il s'est identifié jusqu'alors, afin de pouvoir exister en tant qu'individu séparé. Car, comment s’envoler de ses propres ailes, s’il reste en permanence dans les jupes de sa mère ou sur les genoux de son père ? Pour pouvoir vivre sa vie, il doit aller voir ailleurs. Dès lors, c’est contre ce que représente ses géniteurs qu'il va s'édifier pour affirmer sa propre personnalité. Attention, cela ne signifie nullement que son amour pour ses parents faiblit le moins du monde. Lui a le droit de les critiquer, mais gare à celui ou celle qui ose leur porter ombrage. S’il dit du mal d’eux, il ne tolérera que difficilement que d’autres le fassent !

Le jeune va alors chercher d'autres modèles d'identification susceptibles de l'aider a se construire. Les goûts ainsi affichés peuvent être les plus divers, l’essentiel étant qu’ils soient différents à ceux des parents.          

C'est l'époque des idoles qu’il va chercher dans le monde du show-business (de kurt Cobain aux Boy’s Band en passant par les chanteurs fétiches auxquels s’attache chaque génération tel  Patrick Bruel , Renaud) ou celui de la politique (Che Guevara, Malcom X, Gandhi …).

Mais c’est aussi la manie des modes vestimentaires ou des allures physiques. Ainsi pour les garçons, après les cheveux longs à une certaine époque est venu le choix des cheveux courts et même très courts. Ces dernières années ont connu trois étapes successives : d’abord la nuque rasée, puis la tête avec simplement une mèche sur le devant, enfin la coupe para.

Sans oublier l’usage d’un langage tel le verlan fait pour que seuls les initiés puissent comprendre.

Ce sont là des signes de reconnaissance marquant l'appartenance à une "tribu", ou plus simplement à une bande de copains. En rejetant les modèles représentés par ses parents, l’adolescent se trouve confronté à un grand vide. Il va le combler en ayant recours à ses pairs. Ce n’est guère compliqué, puisque les autres jeunes du même âge sont sensiblement dans la même quête. Aussi se retrouvent-ils d’autant plus facilement. Ils se comprennent à mi-mots et s’entendent à merveille pour remplacer le cadre sécurisant de la famille par celui du groupe de « potes ». En outre, il s’agit là d’un fantastique laboratoire de socialisation : se créent alors des règles d’entente, des jeux d’influence. Les garçons se retrouvent plus autour des relations d’action alors que les filles recherchent plus un approfondissement émotionnel. Parmi ceux-ci, il en est un qui prend une place très particulière. Sorte d’alter ego, c’est le grand ami à qui l’on peut tout dire : ses doutes, ses joies, ses peines, ses peurs. Loyal, on peut lui faire confiance. Cette relation forte se transformera au moment de l’établissement des premiers liens amoureux. Certaines amitiés d’adolescence survivent toute une vie. D’autres sombrent et son remplacées par le conjoint ou la conjointe. Il n’en reste pas moins qu’elles représentent un moment important de l’évolution de l’être humain.

 

Expériences initiatiques

Nombre de civilisations ont organisé des pratiques initiatiques qui marquent le passage de l’état d’enfance à celui d’adulte. Ainsi encore récemment, dans le sud de l’Italie, on fendait le tronc d’un jeune arbre en deux : l’adolescent devait passer entre les deux lèvres ainsi formées (qui ne sont pas sans rappeler l’utérus maternel). Ce passage était le symbole de son accès à l’âge adulte. L’arbre était ensuite « recollé ». S’il dépérissait, cela était mauvais signe pour l’avenir de l’adolescent qui lui était lié. S’il survivait, c’était là un très bon présage. Autre coutume plus brutale dans une tribu indienne du nord de l’Amérique consistait à transpercer la peau de la poitrine des adolescents avec une griffe de loup rattachée à une lanière elle-même fixée à un poteau. Les initiés se devaient de danser autour du poteau en tirant sur la lanière jusqu’à ce que leur peau s’arrache, et ce sans pousser un seul cri de souffrance. Seulement alors, ils étaient considérés comme des Hommes et pouvaient arborer fièrement, toute leur vie durant, la cicatrice sur le haut de leur poitrine, symbole de leur bravoure. Au lecteur horrifié par ce qu’il considèrent comme une coutume barbare, rappelons que ce n’est là que la caricature extrême de pratiques très fréquentes chez les adolescents qui, en bravant la mort ou en résistant à la souffrance, veulent se prouver à eux-mêmes autant qu’aux autres qu’ils ne sont plus des enfants. Dans le film-culte de James Dean « La rage de vivre », l’un des jeux menés par les ados consiste à monter dans une voiture qui dévale une pente le long d’un précipice. Celui qui sort le dernier avant que le véhicule ne soit précipité dans le vide est considéré comme le gagnant et félicité pour son courage ! Notre société a perdu ses rites de transition qui reconnaissons-le étaient essentiellement religieux: première communion chez les catholiques, première fois où l’on suit le ramadan chez les musulmans … c’était, pour l’enfant, le signe qu’il entrait dans la cour des grands. Puisque nous ne leur donnons plus l’occasion de marquer leur passage dans leur nouveau statut, les jeunes sont inventent leurs propres rites : « t'es pas cap d'avaler une bouteille d'alcool d'un seul coup », « rapproche‑toi très près du train en marche, si t'es un homme », « pour rentrer dans la bande, il te fait aller voler dans un magasin »... D’une façon moins brutale, quelle meilleure preuve que d'adopter des attitudes spécifiques du monde adulte : la cigarette, ou l’alcool. Il n’y a pas si longtemps, la coutume voulait que les adultes offrent à l’adolescent un dimanche midi, son premier verre de vin ou sa première cigarette, comme signe de ralliement au monde adulte ! Si la société ne conçoit pas de rites d’initiation, les adolescents s’en inventeront sous des formes qui ne seront pas toujours les plus pertinentes.

Les expérimentations des adolescents sont assez inévitables. Selon leur personnalité, chacun sera tenté de se confronter avec l’alcool, la drogue, des attitudes dangereuses ou de défi à la mort, la violence, la délinquance etc … Tous ces comportements constituent des risques qu’il est pertinent d’essayer de limiter au maximum. On ne peut accepter que des jeunes posent des actes qui peuvent les mettre en danger (eux et les autres) qu’ils en aient ou non fait le choix consciemment, en toute connaissance de cause. Même si la première réaction consiste inévitablement à poser des interdits, on ne peut se limiter à cela. Car l’attrait de l'interdit peut tout au contraire fortement inciter le jeune à faire justement ce qu’on ne veut pas qu’il fasse. C’est aussi une erreur de se contenter de parler du danger encouru, car la particularité des adolescents est bien de remplacer l’élaboration par l’agir et de ne pas toujours réussir à se projeter dans l’avenir. Ainsi, tenter de les décourager de fumer par exemple, en leur parlant d’un cancer à l’échéance des 40 ans n’est pas forcément très pertinent, ni suffisant. Par ailleurs, en leur parlant de risque de mort, n’y a-t-il pas un effet pervers qui les pousserait au contraire vers un tel danger (selon la conviction qui veut que la capacité de jouer avec la mort étant le propre de l’adulte, il s’agirait là de la preuve qu’on n’est plus un enfant). Une autre piste est peut-être de trouver des dérivatifs, de proposer des actions permettant à l’adolescent de se dépasser, de trouver ses propres limites en lançant des défis et des objectifs suffisamment élevés pour apparaître en apparence inaccessibles. Le sport joue ce rôle là. Mais aussi, pourquoi pas, des voyages à l’étranger, des petits boulots, la réalisation de projets personnels (fabrication d’un kart, réparation d’un voilier …). Toutes choses que savent bien faire les animateurs de club de jeunes qui proposent des actions qui incitent les jeunes à aller au-delà d’eux-mêmes.

 

Entre sécurité et aventure

Le petit d’homme est animé en permanence par deux forces contradictoires : celle qui le pousse à rechercher sécurité et protection auprès de celles et de ceux qui s’occupent de lui. Et d’autre part, celle qui l’entraîne à aller affronter le vaste monde. Il n’y peut rien : une curiosité intense l’incite à aller explorer les horizons les plus éloignés. Selon que l’enfant a été encouragé ou pas à quitter le giron parental pour rencontrer l’autre, valorisé dans ses expériences de l’inconnu, validé dans ses découvertes du nouveau, il deviendra un adulte curieux, ouvert et tolérant. Dans cet apprentissage, la période de l’adolescence joue un rôle fondamental. Attiré comme nous l’avons vu par le dépassement des limites, le jeune est aussi en situation favorable pour découvrir ce qu’il ne connaît pas. Sa soif d’exploration est même parfois inextinguible. J’ai coutume de dire qu’un enfant ne pose pas de question (du moins s’il les pose, ce n’est pas de la même façon que le jeune) et qu’un adulte a trouvé ses réponses (du moins ce qu’il croit être tel). L’adolescent quant à lui  pose des questions mais ne se contente pas des réponses qu’on lui donne. C’est ce qui fait de cette classe d’âge un moment de la vie passionnant fait de remise en cause et de curiosité insatiable. Cela s’apparente à une véritable quête au cours de laquelle tous les dangers menace potentiellement le jeune puisqu’il sort de l’abri familial pour se confronter à l’univers extérieur. Le succès avec lequel il va affronter cette épreuve dépend de l’équipement qu’il a pu acquérir tout au long de son enfance. Il va devoir emporter avec lui dans sa besace trois ingrédients fondamentaux : la vision positive inconditionnelle des adultes en contact desquels il se trouve, leur confiance et la conviction que ces attitudes lui renvoient de sa propre valeur.

C'est en permanence que l'adolescent est confronté aux tentations de ne satisfaire que ses propres impulsions. S'il cède à l'appel du plaisir immédiat et du tout, tout de suite, ce n'est pas forcément, par mauvaise volonté, c'est surtout parce qu'il n'a pas encore acquis la force nécessaire pour y résister et la maturité pour comprendre ce qui se passe en lui. Et d’ailleurs est-ce que nous adultes y résistons tout le temps ? L'éducation doit lui permettre justement de renforcer le contrôle encore balbutiant de cette toute-puissance qu'il sent en lui. Pour y arriver, rien ne remplace l'expérience. Il doit pouvoir s'exercer. Bien sûr, mieux vaut éviter de le mettre en position d'échec. Mais rien ne remplacera le fait qu'il jauge sa capacité à être responsable. C'est pourquoi en toute occasion, il ne faut pas hésiter à le mettre en situation d'avoir à prendre des décisions et faire des choix. L'adulte sera à ses côtés pour l'y aider et surtout reprendre avec lui les difficultés rencontrées pour tirer avec lui les leçons nécessaires. La confiance qu’on doit lui faire permet de le hisser vers le haut. Comment faire s’il trahit cette confiance ? On fait un pas en arrière, et on reprend ensuite la marche en avant, prêt à remettre en jeu à nouveau sa confiance dans quelques temps. Un peu comme un fusil à plusieurs cartouches. Ce n’est pas parce qu’on a tiré une première fois qu’on ne peut plus utiliser cette arme. Il faut simplement choisir quand utiliser à nouveau les cartouches qui restent. Les jeunes sont extrêmement sensibles à cette attention et ne peuvent, dans la plupart des cas que réagir positivement à la projection sur eux de ce qu’ils vont devenir : des adultes équilibrés, accomplis et raisonnables. A l’inverse, le traiter en irresponsables et incapables, ils pourraient bien n’avoir de cesse que d’essayer de coller à l’image déplorable qu’on leur renvoie d’eux-mêmes.

 

Les trois sources du succès

Pour vivre et grandir dans de bonnes conditions, un enfant a besoin de nourriture. Mais cela n’est pas suffisant : rien ne peut remplacer l’affection que sa famille lui porte. Cette affection ne doit pas être conditionnelle. Elle doit être absolue. « Quoi qu’il se passe, tu es mon enfant et je t’aimerai toujours », voilà ce qu’un enfant a besoin d’entendre. C’est à partir de cette assurance, que l’adolescent va oser s’aventurer en terrain miné et ce en pleine sérénité. Etant sûr de ses bases arrières, il peut d’autant plus se permettre d’aller voir de l’autre côté du miroir.

Deuxième outil indispensable à une bonne traversée de l’épreuve de l’adolescence, c’est la confiance qu’on va lui accorder. Il doit recevoir un message sans ambiguïté : « je sais que tu y arriveras. Si tu trébuches, je serai là pour t’aider à te relever. Si tu n’y arrives pas cette fois-ci, ce sera pour la prochaine fois. » Faire confiance ne signifie fermer les yeux et se leurrer, mais intégrer le droit à l’échec, le droit à l’erreur. Comment fait-on pour apprendre au petit enfant à marcher ? Lui retire-t-on ses encouragements au prétexte que cela fait dix fois qu’il chute ? Non, on le rassure et le stimule pour l’amener à progresser. Pourquoi ne ferait-on pas pareil avec l’adolescent ? Parce qu’il est en âge de comprendre ce qu’il faut faire, répondra le lecteur. Parfois les jeunes agissent comme s’ils voulaient avoir les avantages sans les inconvénients à la fois de l’enfance (il faudrait tout leur pardonner) et de l’âge adulte (il faudrait tout leur permettre). Mais il y a des fois où nous aussi adultes appliquons la même règle mais à l’envers : on exige d’eux qu’ils se comportent comme des adultes tout en continuant à agir envers eux comme s’ils étaient encore des enfants !

Troisième facteur essentiel : une bonne estime de soi : établir un contact valorisant avec l’autre est essentiel quand on veut trouver sa place au sein de la société. Est-on digne d’être aimé ? A-t-on quelque valeur qui justifie qu’on s’intéresse à vous ?  C’est là aussi ce que recherche l’adolescent quand il affronte le vaste monde, hors du giron parental.

Les adultes d’aujourd’hui ont une responsabilité première dans la préparation de ce que seront leurs successeurs de demain. Et ce n’est pas seulement les parents qui sont concernés. La dernière mode consiste à dénoncer leur « démission ». Si démission il y a, c’est bien celle de l’ensemble de la société. Celle de tout adulte abandonnant son rôle de co-éducateur et renonçant face aux enfants et adolescents qu’il côtoie. Le repli sur la sphère individuelle a rendu inconcevable qu’on s’autorise à intervenir auprès d’un mineur au prétexte qu’on n’est pas détenteur de l’autorité parentale. On a perdu le courage de s’adresser à un jeune dont le comportement nous choque. On craint de se faire insulter. Une remarque faite avec compréhension et fermeté peut pourtant être le point de départ d’un dialogue dont nos enfants manquent parfois si cruellement de la part des adultes qui les entourent.

La tâche qui nous revient est bien d’aider le petit d’homme à quitter son état de dépendance pour s'affirmer en tant qu'individu, membre d'une collectivité, conscient de ses règles et trouvant une place en son sein; Nous devons lui permettre de passer de la nécessité de guidage de l'adulte à la capacité de faire face à des choix et de décider seul de ses orientations. Notre travail consiste donc à nous rendre sinon inutiles du moins à ne plus être indispensables. Cela pourra se réaliser dès lors que la présence de cadres et de repères extérieurs ne sera plus le seul mode de fonctionnement et que l'intériorisation de l'autorité chez le jeune adulte permet un contrôle suffisant de ses pulsions. Il ne sera alors plus esclave de la seule sphère du désir qui guidait jusqu’alors l'essentiel de ses comportements d’enfant. Ce sera dès lors la sphère de la réalité qui dominera chez lui, permettant ainsi aux impératifs du réel de prendre le pas sur les souhaits et aspirations.

 

Bien entendu, on peut mesurer à quel point ces deux pôles sont toujours présents tout au long de l'existence. Selon les individus et les moments, c'est plutôt l'un ou l'autre qui prend le dessus. Pour autant, on peut dire que dans l'enfance, c'est plutôt l'aspect fusionnel, les besoins de guidage ainsi que le poids des désirs qui dominent. Alors qu'à âge adulte, ce sera plutôt l'individuation, la capacité de choix et l'intégration des normes et de la sphère du réel qui (théoriquement s'impose).

 

En tant qu'éducateur, nous travaillons nous tous qui côtoyons les ados, à favoriser ce processus qui permet le passage de l'un à l'autre.

 

Jacques Trémintin - Mai 2005