GREF 2005 - Les métamorphoses de la famille

Synthèse des travaux

La famille est une institution qui a longtemps été idéalisée et fétichisée. Elle a servi de repère central et de valeur principale pour  nombre d’idéologies, dont certaines très conservatrices.
Aujourd’hui, la question semble s’être émancipé des funestes esprits qui l’ont veillée trop souvent et être entrée dans une période de maturité qui permet une mise en perspective scientifique.
C’est du moins ce que tend à prouver la qualité des échanges qui ont eu lieu, au cours de ces trois journées.
Remettre en cause les idées reçues et les mythes tenaces sans pour autant se voir condamner à ressortir juchés sur un rail après avoir été recouverts de goudron et de plumes, voilà ce que se sont risqués à faire nombre d’intervenants.

 

Une famille en mutation permanente

Le festival a été ouvert par Martine Segalen qui n’a pas hésité à détruire nos dernières illusions quant à un modèle de famille qui existerait de toute éternité.

A une époque, explique-t-elle, on a pu penser que la succession des différentes typologies avait un sens : l’on serait ainsi passé du matriarcat au patriarcat, puis du patriarcat à la famille nucléaire, cette dernière représentant la forme ultime et achevée de la famille. Cette vision s’est progressivement délitée en même temps que la conviction qu’une forme familiale serait supérieure à l’autre. Elle a fait place à une tentative de compréhension des versions nombreuses et diversifiées de familles qui ont existé à travers le temps et l’espace.

Dans la petite portion de planète que représente l’occident, ce qui a dominé pendant une longue période, c’est la famille patriarcale.

Ce qui la fonde ne relève ni de l’union volontaire d’un couple, ni encore moins de l’amour qui l’anime. De telles notions sont alors totalement anachroniques. L’homme et la femme qui s’unissent le font la plupart du temps sans que leur consentement ou leur choix ne soient sollicités. Ils peuvent se mettre à s’aimer, mais ce qui compte alors, c’est une alliance à visée économique et utilitaire.

Dans cette forme particulière de famille qui semble alors bien établie, on retrouve curieusement bien des caractéristiques que l’on attribue aujourd’hui à la perte des valeurs familiales.

Avec une mortalité infantile très forte et une espérance de vie limitée, les veuvages sont fréquents, les remariages tout autant. Les familles recomposées intégrant un nouveau conjoint ne sont donc pas une invention contemporaine. Les marâtres qui peuplent les contes populaires en sont la preuve.

Etaient donc chose courante, tant la cohabitation de plusieurs enfants issus de lits différents que la circulation des enfants pris en charge par d’autres familles, soit parce qu’ils étaient orphelins, soit parce qu’ils venaient combler la stérilité d’un couple ou encore alléger une fratrie déjà trop nombreuse.

Quant à l’absence d’un père parti au loin pour gagner sa vie, elle n’était pas rare, elle non plus.

Donc, en la matière, rien de bien nouveau sous le soleil.

Ce modèle patriarcal connut une nouvelle illustration inspirée par le mode de vie de la bourgeoisie. La femme est là pour procréer. Elle ne travaille pas. L’homme pourvoit aux besoins du ménage. On est là dans le couple : Madame reste à la maison et Monsieur gagne pain ! C’est cette même version qui va faire l’objet d’une critique implacable dans les années 1970.

Car le vers était dans le fruit : alors qu’auparavant, la famille était le lieu de la protection et de la continuité, elle devint le lieu du bonheur et de la liberté.

C’est la recherche de plénitude personnelle tant affective que sexuelle qui émerge avec le processus d’individualisation de la société qui préside à cette transformation.

En proclamant son désir de vivre dans la sincérité et l’amour et en privilégiant l’épanouissement de chacun sur la prescription de la communauté d’appartenance,  le couple s’affirme dans le consentement réciproque, ce qui ne pouvait que fragiliser la famille.

« Le mariage d’amour tue le mariage » affirmait Irène Théry.

Les unions connurent une fragilisation grandissante pour en arriver à la situation actuelle marquée par une crise de la nuptialité et de la fécondité, un accroissement considérable du nombre des divorces et séparations, naissances hors mariage et de la cohabitation non officialisée.

Mais il n’y a pas que le couple à avoir subi de plein fouet des transformations majeures. Michel Fize nous a montré que cela avait aussi été le cas pour les fonctions dévolues traditionnellement à la famille.

Si cette instance fut longtemps le seul lieu reconnu pour la reproduction et pour tout dire consacrée à celle-ci, elle a perdu ce privilège, 40 % des naissances se faisant hors mariage et les relations sexuelles n’étant plus conditionnées par une union légale préalable.

Il en va de même pour la transmission des savoirs autrefois au coeur de la relation entre l’enfant  et ses parents, aujourd’hui largement concurrencée par les médias ou internet.

Quant à l’éducation qui semble l’une des trois attributions généralement reliées aux fonctions accordées aux familles, elle semblait résister encore jusqu’à ce que l’on comprenne que l’enfant est devenu sujet de ce qui lui est transmis et qu’il reste incontournable comme partenaire de ce qui est élaboré à son intention.

Madame Lebatard a renforcé encore l’impression d’éparpillement de l’institution familiale en rappelant le double tranchant du progrès médical. Si le médecin apporte une réponse inespérée à la malédiction des couples sans enfants, on a toutefois le sentiment de l’ouverture d’une bien imprudente boîte de Pandore.

Si la dissociation du mariage d’avec la procréation n’inquiète plus grand monde, il n’en va pas de même des dérives potentielles en matière génétique. Comment en effet, rester indifférent face aux nouvelles possibilités données de faire un enfant quand je veux (la stérilité, la ménopause, le vieillissement ont fini d’être un obstacle à la reproduction humaine), et comment je veux (en pouvant théoriquement, voir pratiquement dans certains pays, trier les caractères génétiques de l’enfant désiré) ?

Le rêve prométhéen de devenir maître de la nature n’est-il pas en train des se réaliser ?

La crainte d’une remise en cause de la famille traverse toutes les époques comme une constante.

Cette fois-ci est-elle la bonne ou la mauvaise, selon le point de vue duquel on se place, et y a-t-il un véritable péril en la demeure ?

 

Une familles protéiforme

Si l’on fait l’état des lieux de la galaxie familiale telle qu’elle se présente à nous aujourd’hui, on ne peut en tout cas qu’être surpris des extrêmes que l’on observe.

Commençons par l’expression la plus traditionnelle avec le modèle familial que nous ont présenté les représentants des quatre religions monothéistes. Une grande cohérence anime ces différents cultes dans le plébiscite d’une famille gardienne des valeurs et pourvoyeuse de sécurité.

Madame Moustacchis a évoqué la tradition propre à la communauté juive. La Torah instituant l’obligation du mariage et de la procréation, chacun devant se plier à cette pratique considérée comme directement inspirée par Dieu. La transmission religieuse se faisant essentiellement par filiation matrilinéaire, toute union avec une femme non juive est prohibée, car les enfants qui en seraient issus ne pourraient réintégrer le culte de leur père que par un acte de conversion. La tradition se perpétuant depuis plus de cinq mille ans, une femme ne peut divorcer qu’avec l’autorisation explicite de son mari, l’adultère n’étant condamné que lorsqu’il concerne la première, pas le second.

Pour Monsieur Chabanel, représentant de la religion catholique, le mariage se base sur quatre critères : la liberté, la fidélité, la fécondité et l’indissolubilité. Il défendit avec une passion très inspirée sa conviction d’un pacte d’alliance définitif qui s’appuie sur un choix consenti de part et d’autre qu’on ne peut imaginer remettre en cause, car fondé à l’image de Dieu.

Monsieur Kaltenbach, farouche défenseur de la réforme, s’est lui aussi rallié à cette instance devant protéger le faible contre les aléas de la vie. Seule religion à promouvoir la femme à une place de ministre du culte, il évoque la pluralité des expressions de son culte, (la Bible étant pour lui un ouvrage proposant plus de questions que de réponses) ainsi que la grande tolérance à l’égard des autres croyances.

Monsieur Germani nous a fait un exposé largement empreint des préceptes juridiques qui semblent structurer le Coran, livre saint auquel il se réfère. Après une période matriarcale, puis patriarcale, l’ère nouvelle ouverte avec l’Egire fut, défendit-il, l’occasion de réformes courageuses et hardies : droits et devoirs imposés aux époux, attribution d’une personnalité juridique à la femme, limitation de la polygamie, contractualisation du mariage… Mariage qui peut d’ailleurs être mixte, du moment que le conjoint croit à un Dieu unique, celui d’Abraham…

Les  quatre représentants religieux interrogés quant à la pérennité des prescriptions dont ils s’inspirent et qui, pour la plupart remontent à plusieurs milliers d’années ont tous affirmé la validité et la permanence des valeurs auxquelles ils croient.

Pourquoi voudrait-on adapter la célébration de l’amour qui reste valable de toute éternité, expliqua Monsieur Chabanel.

La Torah est un code de conduite qui a garanti la paix sociale depuis sa première application : pourquoi en changer, confirma Madame Moustacchis ?

Ce n’est pas parce une boussole indique le nord depuis longtemps qu’elle est sclérosée, renchérit Monsieur Kaltenbach.

Le texte révélé par Dieu au prophète Mohamet reste le seul vrai complètera Monsieur Germani.

Propos qui ne convainquirent guère la salle, interpellée qu’on ne puisse être plus réactifs aux évolutions en cours. Seul monsieur Germani inscrivit sa religion dans une dynamique prônant et permettant l’adaptabilité aux circonstances. Il rappellera notamment l’importance de ne pas confondre l’Islam et la tradition (et notamment les mariages forcés appliqués en de multiples endroits mais contradictoires avec sa religion).

Nous sommes là dans une approche particulièrement traditionnelle qui semble laisser peu de place à l’originalité, ni aux choix de vie divergents. La pression de la communauté est forte et incite l’individu à se plier à des prescriptions éternelles et immuables.

Bien différente est, à l’autre extrémité, la famille homoparentale qui nous a été présentée par Stéphane Nadaud.

Que ce soit après une séparation d’un couple hétérosexuel, par adoption, insémination artificielle (médicalisée ou artisanale) ou après intervention d’une mère de substitution, le nombre d’enfants élevés par un couple de gays ou lesbiennes est sorti de l’exception pour devenir une réalité.

La société s’est interrogée et continue à se poser la question de la compatibilité de cette nouvelle forme de famille avec les besoins de l’enfant.

Avoir pour parents deux adultes du même sexe ne présente-t-il pas des risques pour son épanouissement ?

Et pour commencer, un développement sexuel équilibré ne nécessite-t-il pas de se tourner vers l’autre en dépassant le stade narcissique où l’on se contente de s’aimer soi-même ?

Mais pourquoi cet autre devrait-il être de sexe opposé, pour garantir l’altérité ? Se tourner vers un être  de même sexe peut-il être réduit à une dérive fusionnelle ?

Répondre à ces questions est essentiel pour savoir si l’enfant pourra ou non s’appuyer sur un tiers et grandir en trouvant des modèles d’identification adéquats.

Stéphane Nadaud s’est bien gardé d’apporter une réponse, se contentant de condamner l’utilisation de la notion d’ordre symbolique qui prétend prescrire ce qui doit être.

Il hésitera même a donner les résultats de sa recherche réalisée auprès de 58 enfants vivant dans des familles homoparentales, évoquant la non-représentativité de sa recherche et interrogeant même sa légitimité (peut-on ainsi étudier les compétences éducatives d’êtres humains uniquement parce que la société a l’esprit trop étroit pour les admettre). Il finira toutefois pas reconnaître l’une des conclusions auxquelles il est arrivé : la qualité homosexuelle des parents n’apparaît à aucun moment comme un prédicteur valable d’un dysfonctionnement particulier chez les enfants observés.

Voilà donc une société qui admet en son sein des familles s’inspirant des préceptes les plus anciens et d’autres qui personnalisent une véritable révolution des valeurs dont on n’a pas fini de mesurer les effets, preuve s’il en est de la dimension protéiforme de cette institution.

Aux côtés de la cellule nucléaire père-mère-enfant se sont développées les familles néo-nucléaires (par adoption, insémination, fécondation in vitro), les familles infra-nucléaires (dites mono-parentales) ou supra-nucléaires (encore appelées recomposées) au point de rendre la famille traditionnelle de moins en moins hégémonique, expliquera Jean Le Camus.

On est là dans ce que Jacques Comaille a présenté en termes de tension entre deux des trois référentiels qu’il a évoqués : la recherche de réalisation de soi et le souci de préserver une institution garantissant la socialisation de l’enfant. D’un côté, l’aspiration à une vie libre et autonome amènerait à adapter la famille à la représentation que l’on a de l’émancipation individuelle : ce serait plutôt le modèle homoparental. D’un autre côté, il y aurait la recherche de repères institutionnels stables : ce serait plutôt les modèles traditionnels défendus par les différentes religions.

Pour comprendre cette cohabitation, peut-être faut-il s’intéresser aux mutations vécues au cœur même de la famille, mutations qui ont touché chacun de ses membres.

 

Un père, une mère, un enfant qui changent

Claire Navarro nous a décrit la formidable évolution qui a transformé la place des femmes en l’espace de quelques décennies.

Jamais, l’accès aux droits civiques et civils d’une catégorie de la population n’aura été aussi chaotique.

Le code Napoléon qui restera longtemps en vigueur limitait les femmes à la seule fonction de fille et de mère, en leur niant toute personnalité juridique et les reléguant à la seule sphère domestique.

Ce n’est qu’à partir de 1944 qu’elles interviennent dans le débat citoyen, en obtenant enfin le droit de vote, puis à partir de 1970 qu’elles sont reconnues comme ayant la même autorité parentale que le père.

Cette longue  et difficile conquête des droits, qui est loin d’être achevée, aura en tout cas largement contribué à dynamiter la famille patriarcale qui avait limité le rôle de la femme à celui de génitrice et de boniche.

Ce sont ces luttes féministes qui ont aussi contribué à déboulonner la statue du commandeur. Jean Le Camus nous a confirmé le déclin du père essentiel qui ne date pas d’hier.

Il était de tradition d’opposer la mère-nature au père-culture, la mère fusionnelle au père-séparateur.

Et voilà que les rôles respectifs au sein du couple  parental sont à ce point contestés que certains n’hésitent plus à les prétendre interchangeables.

Face au père autoritaire se dressent différentes autres figures que sont le papa poule, le père recomposé, ou encore le père homosexuel.

Et Jean Le Camus de plaider pour le père présent, synthèse d’un père refusant tant le retour à la non-implication dans l’éducation de l’enfant si longtemps présentée comme la norme, que l’absence de différenciation qui aboutit trop souvent au refus des deux parents d’assumer le moindre rôle de frustration et d’autorité.

Face à une mère qui revendique d’être aussi une femme et un homme qui aspire à être un père qui serait autre chose que fouettard, que devient l’enfant ? 

Pour Daniel Marcelli, l’enfant qui était jusqu’alors le produit de la famille en est devenu le producteur. C’est lui qui départage ses deux parents puisque l’autorité qui est de leur ressort doit être exercé dans son intérêt. C’est lui qui fonde leur compétence mesurée à l’aune de la réussite de son éducation. C’est lui qui offre la continuité aux yeux de ses parents, continuité que n’assure plus le mariage dont la dissolution est de plus en plus fréquente. Finalement, si c’est bien l’adulte qui fait le parent, c’est l’enfant qui fait la parentalité.

 

Quelle famille pour demain ?

Faut-il imaginer un possible retour en arrière ? Daniel Marcelli nous a bien mis en garde contre une telle tentation. Le monde d’hier n’avait rien d’idyllique et ce n’est pas parce que la souffrance y était bien moins apparente qu’elle était moins intense.

L’autorité explique-t-il avec pertinence ne peut plus être verticale (logique hiérarchique) et elle ne doit pas non plus être seulement horizontale (logique du consensus). Elle doit en fait combiner les deux.

Elle ne trouvera de légitimité qu’en sachant articuler le temps de la négociation et de l’imposition. Les parents doivent retrouver la voie de la frustration pour leur enfant en étant convaincus qu’ils ne lui manqueront pas pour autant d’amour.

Ce que confirmera Michel Fize qui nous a rappelés que jusqu’à une période récente la légitimité de la famille était peu contestée. L’autorité du père sur sa femme et ses enfants allait de soi. Les adultes avaient raison face aux enfants, parce qu’ils étaient adultes. Un tel scénario est aujourd’hui difficilement tenable. Très vite, l’enfant acquière des capacités qui l’amènent à revendiquer une relation basée sur des principes démocratiques. Cela nécessite qu’on argumente la cohérence de ce qu’on lui propose et que l’on soit capable  de négocier.

Dès lors, éduquer implique de montrer l’exemple. Même s’il est important de montrer ses convictions, il est tout aussi essentiel d’adopter une position modeste et de reconnaître qu’on peut aussi avoir tout.

Bousculée de tous les côtés, la famille montre une étonnante capacité d’adaptation, un dynamisme hors du commun, résistant à toutes les révolutions.

Ce n’est plus seulement des métamorphoses de la famille dont il faut parler, mais, comme nous l’a démontré  Evelyne Serpolay, aborder la famille en tant qu’institution compétente pour gérer les métamorphoses de notre société.

Et cela implique, complètera Natacha Aubry, de réinvestir les familles dans leur aptitudes à répondre à leur enfant, en identifiant leur propres normes et repères plutôt qu’en cherchant à toujours leur imposer celles proposées par la société.

La pertinence de  ce mode du vivre ensemble  qu’est la famille n’est peut-être pas dans sa constance et dans son immuabilité, mais au contraire dans sa capacité à répondre avec souplesse et intelligence aux circonvolutions que connaît l’organisation et l’histoire humaines.

 

Jacques Trémintin – Mai 2005