JDJ - Eculy - 2003 - Du droit à l’éthique

Du droit à l’éthique ou Des droits et des tics

Pendant des milliers d’années, la tradition et le poids de la communauté ont été les critères essentiels permettant de distinguer le bien du mal et le vrai du faux. Le poids de la religion a été considérable. Jusque dans les années 1960, toute question de société passait au crible de l’avis d’un prélat, considéré alors comme gardien de la bonne morale officielle.
 
Une autre religion, tout aussi implacable, quoique laïque, a joué un rôle destiné à formater les esprits : ce sont les idéologies communistes qui ont contribué à structurer le monde ouvrier dans le rêve des lendemains qui chantent et d’un avenir radieux, accouchant de barbaries n’ayant rien à envier aux horreurs du capitalisme.
 
Aujourd’hui, tous les systèmes qu’ils soient religieux ou idéologiques sont en pleine faillite. D’aucuns parlent de la crise morale qui se serait emparée de notre société, déplorant la montée d’un individualisme triomphant, foulant au pied le sens de l’autre.
 
Et puis, voilà qu’est survenu un nouveau paradigme sensé venir sauver notre âme. Ce n’est ni le rachat de nos péchés, ni le respect de la ligne du parti à quoi il nous faudrait nous raccrocher, mais bel et bien au droit.
 
Et quoi de plus naturel ?
Le droit, finalement, n’est-il pas constitué de ces règles et de ces limites que se fixe la société, pour permettre à ses membres de vivre en bonne intelligence, les uns à côté des autres, et leur éviter de s’entre déchirer et/ou ne s’entretuer ?
En confiant à la puissance publique le monopole d’une violence auquel chacun accepte de se soumettre, la violence privée se trouve ainsi confisquée par une autorité supérieure. La démocratie permet de faire évoluer ce cadre soit en le restreignant (ainsi, les chèques sans provision, le vagabondage ou encore l’adultère qui ne sont plus considérés comme des délits, depuis le nouveau code pénal de 1994), soit en l’agrandissant (fumer dans un lieu d’accueil ouvert au public est devenu, après la loi Evin, une infraction à la loi).
Pour paraphraser Churchill, si ce système est mauvais, c’est en tout cas le moins mauvais que les hommes aient trouvé pour se réguler.
 
Tout serait donc bien dans le meilleur des mondes ?
 
Ce serait sans compter sur certains esprits malfaisants qui se sont ingéniés à glisser quelques grains de sable dans cette belle mécanique.
 
Un certain Montesquieu d’abord qui affirmait : « une chose n’est pas juste parce qu’elle est loi. Mais elle doit être loi parce qu’elle est juste »
Il suivait en cela un Spinoza  qui affirmait quant à lui : « quand une loi est inique, il faut détruire la loi ».
Mais cela, pourrait-on penser, a été écrit en des périodes troubles dominées par la tyrannie. Nous ne sommes plus concernés par de tels propos, en tout cas, dans nos contrées démocratiques.
 
En est-on si sur ?
 
Doit-on rappeler, le refus, au cours de la guerre d’Algérie de nombre d’assistantes sociales, chargées par l’armée coloniale française d’opérer les fouilles sur les femmes algériennes, donnant ainsi un magnifique exemple de désobéissance civile ?
 
Doit-on rappeler les années qui ont précédé la dépénalisation de l’IVG, où nombre de travailleurs sociaux ont couvert les voyages en Angleterre, en pleine contradiction avec la loi ?
 
Tout récemment, en février 1997, les milieux intellectuels de notre pays se sont mobilisés contre la loi Debré. Un article du projet législatif du ministre de l’intérieur d’alors concernait l’obligation pour tout citoyen hébergeant un étranger de procéder à une déclaration officielle à la mairie tant à son arrivée qu’à son départ. Toute une série de pétitions ont fleuri appelant ouvertement à la désobéissance civique contre une telle contrainte, aboutissant au renoncement du gouvernement.
 
Dans tous ces cas, on peut s’en tenir strictement au raisonnement légaliste : les lois sont dans notre pays votées démocratiquement. Elles s’imposent à tous comme à chacun. On ne peut choisir de respecter celle qui vous plaît et rejeter celle qui ne vous convient pas.
 
En contre point, toute une série de questions se bousculent, venant se contredire les unes, les autres.
 
Est-on contraint de se soumettre à toute décision que l’on juge contraire à ses valeurs, au prétexte qu’elle serait prise par une autorité compétente ? Mais, c’est exactement ce qu’a fait Maurice Papon qui prétend n’avoir fait qu’exécuter des ordres !
 
Mais, inversement, si l’on choisit d’agir en fonction de sa liberté de conscience que deviendra le respect de la règle commune qui constitue la base du pacte social ?
 
Le dilemme est particulièrement criant pour les travailleurs sociaux qui ont privilégié ces dernières années l’axe éducatif du « rappel à la Loi ». Peuvent-ils, aujourd’hui, affirmer qu’il est légitime de ne pas respecter certaines lois en déniant aux jeunes dont ils s’occupent le droit de le faire ?
 
C’est là une question qui apparaît bien embrouillée.
 
Les travaux de psychologues comme Piaget ou Kohlbert  ont montré que la conscience morale n’est pas, chez l’être humain, un donné mais un construit.
 
L’enfant commence par se soumettre aux règles qui lui sont imposées, sans en percevoir forcément ni le sens, ni l’utilité. Il s’y plie par crainte de la sanction.
 
Le cheminement de cette conscience morale devrait aboutir chez l’adulte à une autonomie qui s’appuie sur des valeurs intériorisées et modifiables en fonction de circonstances particulières.
 
Mais, différentes recherches ont démontré que seulement 20 à 25 % de la population atteint ce stade, la grande majorité se contentant de s’adapter à la pression de l’ordre social.
 
Le résultat, Stuart Milgram, l’a illustré d’une manière terrifiante.
Ce sociopsychologue américain, a organisé dans les années 1960 une recherche sur l’obéissance et la confiance en l’autorité. Milgram expliquait au sujet soumis à l’expérience qu’il devait vérifier les effets de la punition sur la mémorisation par un élève d’une liste de mots associés. L’élève à qui était préalablement lue cette liste était ensuite attaché sur un fauteuil et bardé d’électrodes. Le sujet avait pour consigne d’énoncer chaque mot en demandant quel était l’autre mot qui lui était couplé, chaque erreur commise devant aboutir à une décharge allant de 15 à 450 volts. La personne en position d’élève est en fait un comédien qui bien sûr ne reçoit aucune décharge électrique, ce que le sujet ne sait pas. Il est invité par l’expérimentateur en blouse blanche qui reste à ses côtés, à obéir et à infliger des « punitions » de plus en plus sévères. 65% des sujets ont accepté de se soumettre à l’autorité lui commandant des actes inhumains et ce, malgré les supplications et hurlements de l’élève. L’expérience renouvelée avec des sujets rencontrés dans la rue, des sujets étudiants (donc plus critiques peut-on supposer) et des sujets-femmes (là aussi supposées moins agressifs) et même en Jordanie avec des enfants de 0 à 16 ans et des universitaires n’a donné que peu de variation : 2/3 obéissent aux ordres barbares qui leur sont donnés.
 
Au terme de ce parcours, la question qui se pose est bien celle-là :
Doit-on se soumettre passivement aux normes édictées par le droit ou doit-on agir à partir d’une morale autonome ?
 
Doit-on obéir aveuglement aux injonctions de l’autorité supérieure qu’elle soit administrative, politique ou judiciaire ou faire des choix basés sur le discernement et l’intérêt porté aux conséquences de l’acte induit ?
 
Notre action, en tant que professionnels, nous place à l’intersection de quatre axes.
Premier axe : le mandat ou la mission qui nous est fixé par les lois et les réglementations et qui guident notre travail. C’est ce qui constitue le droit.
Second axe : la relation de type salariale qui nous place sous l’autorité d’une institution et de sa hiérarchie, qui exige loyauté et obéissance.
Troisième axe : notre histoire et notre éducation familiale, notre itinéraire de vie, notre formation et nos expériences donnent à notre intervention une coloration particulière, celle de nos convictions éthiques à la fois personnelles et professionnelles.
Quatrième axe : nos relations, engagements et implications auprès des usagers. Là aussi, on peut parler de loyauté et du respect de la parole engagée.
 
C’est à partir de ces quatre composantes et l’importance qu’il leur accorde respectivement que chaque professionnel module sa façon de travailler.
 
Dans le meilleur des cas, il y a équilibre : une action qui s’engage en accord avec un contexte légal, en cohérence avec les exigences de l’employeur, qui respecte les usagers et qui se trouve en phase avec l’éthique personnelle.
 
Le problème survient quand une distorsion apparaît entre ces quatre axes. Toutes le combinaisons sont alors possibles, aboutissant à ce que soit mis à mal soit le droit, soit la consigne de l’employeur, soit l’intérêt de l’usager, soit les convictions profondes de l’intervenant.
 
La marge de manœuvre s’avère parfois étroite : il est alors nécessaire de se positionner entre l’idéal et le possible, entre la théorie et la pratique entre le compromis et la compromission.
 
 Mais ce n’est qu’en préservant son sens critique, que le professionnel peut garder son âme et mettre en résonance son travail et sa conscience. Au risque de se confronter et de s’opposer à son employeur, à l’usager, à ses propres principes, mais aussi au droit.
 
 
Jacques Trémintin – Novembre 2003