Le suicide

L’animateur face au suicide

Entre 1970 et 1995, le suicide est passé, pour l’ensemble de la population française, de 4,6 % à 9,6% des causes de mort prématurée. Cela représente, chaque jour, 380 tentatives de suicide et 30 décès, soit une tentative toutes les 3 minutes et un décès toutes les 48 minutes.

1% des suicides interviennent dans les 15 premières années de la vie, 25% dans les 15 années suivantes. Dans la classe d’âge des 15-24 ans, le taux de suicide est passé des années 50 aux années 80, chez les garçons de 6,5 à 16,1 pour 100.000 et chez les filles de 2,7 à 5 pour 100.000.

Les professionnels en contact avec les adolescents et les jeunes adultes ne peuvent faire l’économie de la réflexion sur un sujet auquel chacun aimerait tant ne jamais être confronté, mais qui peut le rattraper à un moment ou à un autre.

 

« L’espoir s’en est allé, voilà tout » (1)

Consacrer un dossier à la question du suicide n’est pas chose facile. Ce thème est délicat à traiter, car toujours douloureux et souvent intolérable. Peut-être, parce qu’il est à la fois fascinant et terrifiant. Peut-être, parce qu’il vient remuer ce qu’il y a de plus humain en chacun d’entre nous : la plupart des animaux peuvent se montrer téméraires et violents, voire s’auto mutiler. L’Homme est sans doute l’un des seuls êtres vivants à  pouvoir décider de mettre fin à ses jours, symbole à la fois de sa liberté et de son incomparable puissance destructrice. Parler de la mort est différent : c’est un moment de l’existence qui concerne tout un chacun, tant pour lui-même que pour ses proches. C’est une étape qui appartient au cycle naturel de la vie. Cette évocation provoque gravité et tristesse, mais elle ne fait jamais l’objet de la même stigmatisation que le suicide. C’est que l’acte, par lequel le sujet s’inflige à lui-même la mort, avec l’intention délibérée de se tuer, est source de bien plus d’angoisse et de trouble. S’il est si souvent inavouable, c’est aussi parce qu’il est incompréhensible. Les sciences humaines ont multiplié les études sur les facteurs favorisants, sur les circonstances ou le profil des suicidants. Elles ont cherché à définir le plus exactement possible où, comment et quand cela se passait le plus fréquemment. Mais toutes butent sur la question qui est pourtant la plus essentielle : pourquoi ? Et c’est sans doute une des raisons qui font que cette question a du mal à  trouver sa juste place et fonctionne comme un tabou. Ce dossier n’apportera aucunes réponses décisives, ni définitives. Le lecteur restera sans doute sur sa faim. Les propos qui vont suivre visent simplement à lui permettre de situer ses questionnements dans une perspective plus large et de construire sa propre représentation.

 

Acte humain ou inhumain ?

On n’a gardé que peu de traces sur les conceptions que développaient les premières civilisations humaines, sur le suicide. Les conditions extrêmes de survie que certaines d’entre elles connaissaient ont du favoriser une vision fataliste de cette auto destruction : il s’agissait avant tout d’épargner les vivres, en privilégiant les sujets les plus jeunes ou dans le cas de communautés nomades de permettre que les déplacements ne soient pas retardés par le handicap des malades ou des vieillards. Ce n’était pas forcément une généralité, mais l’on sait que c’était le cas chez les Eskimos, les Scandinaves, les Samoans ou les indiens Crow qui ont perpétué très longtemps ces coutumes. Le suicide pouvait aussi être considéré comme une affaire d’honneur : le soldat préférait se tuer plutôt que de tomber entre les mains de l’armée ennemie, le gladiateur s’enfonçait le glaive dans la gorge plutôt que d’être achevé par celui qui l’avait vaincu, sans oublier Socrate condamné à boire de la Ciguë, après qu’il aie refusé de renoncer à ses convictions. Les philosophes de l’antiquité ont abordé cette question d’une façon contradictoire : les stoïciens, comme les épicuriens étaient convaincus que chaque individu disposait du droit de choisir le moment et la façon de mourir. Aristote, quant à lui, considérait le suicide comme une lâcheté. C’est la religion juive qui a été la première, à condamner cet acte, refusant tout honneur funèbre à celui ou celle qui y avait recours. Le christianisme s’inscrira dans le même registre en excommuniant son auteur, et en lui refusant toutes funérailles. La loi romaine interdisait toute transmission des biens et des domaines du suicidé à ses héritiers. En France, on traînait le corps, dans les rues,  la tête en bas et on le pendait à une potence : le droit pénal de la fin du XVIIème siècle exigeait qu’on le jette dans un égout ou une décharge ! Dans d’autres pays, il arrivait qu’il soit enterré à la croisée des chemins : on pensait alors que la fréquence de la circulation compliquerait pour l’esprit du mort la possibilité de s’orienter et de revenir chez lui. Il faut attendre les XVIIIème et XIXème siècle, pour assister progressivement à la décriminalisation officielle du suicide.

 

Droit de vie et droit de mort

 L’émergence du droit individuel et la perte d’influence de la religion font qu’au précepte « Dieu vous a donné la vie, Lui seul a le droit de la reprendre », s’impose l’idée selon laquelle dans une société libre, chacun devait pouvoir être considéré comme maître et seul propriétaire de sa propre vie et donc seul apte à en disposer. La logique de cette démarche a été poussée à son comble avec la parution en 1982 d'un livre intitulé « Suicide : mode d’emploi ». Outre l’approche philosophique développée par les auteurs, un chapitre était consacré aux précisions techniques utiles à celles et à ceux qui souhaitaient en finir avec la vie. Plusieurs dizaines de suicides auraient été facilités par la lecture de cet ouvrage très détaillé quant aux produits à utiliser et aux doses mortelles à absorber. Il faudra attendre la loi du 31décembre 1987, pour que cette publication diffusée à 300.000 exemplaires, tombe sous le coup de l’article 223-13  du Code pénal : « Le fait de provoquer au suicide d’autrui est puni de trois ans d’emprisonnement et de 300.000 F d’amende lorsque la provocation a été suivie du suicide ou de la tentative de suicide ». Récemment, les Pays-Bas ont légalisé une forme d’euthanasie qui permet aux malades incurables, d’accéder à une forme de suicide légale. En France, deux mouvements prônent des solutions diamétralement opposées concernant ces situations.  L’association pour le droit de mourir dans la dignité revendique la liberté pour chacun de choisir comment il entend finir son existence, en refusant notamment l’acharnement thérapeutique qui prolonge cruellement les souffrances, alors que l’issue est manifestement et irrémédiablement fatale. Un sondage récent faisait état que cette conviction était partagée par 84 % des français. Le Comité Consultatif National d’Ethique, quant à lui, s’est prononcé pour une « exception euthanasique ». D’autres personnes se sont aussi intéressées à cette question, mais sous un autre angle : elles pratiquent des soins palliatifs aux mourants. Elle sont convaincues que ce qui est insupportable, ce n’est pas tant la fin de vie, que la souffrance qui l’entoure. L’objectif poursuivi est bien de la soulager et d’améliorer les conditions de l’existence pour accompagner la personne vers la mort d’une façon qui soit la plus sereine et épanouie possible.

Cette rapide présentation de l’une des formes que peut prendre le débat sur le droit à décider de sa mort permet de mesurer la difficulté de ce sujet qui ne peut se suffire d’une réponse rapide et expéditive. Il  interpelle chacun d’entre nous, au plus profond de ses convictions sur la vie et la mort, sur la liberté out sur la dépendance à autrui, sur la satisfaction du désir (d’en finir avec la vie) ou du besoin (d’arrêter de souffrir).

Mais, quelles que soient les certitudes adoptées, ou les tentatives de compréhension, rien ne pourra jamais amoindrir le geste fatal d’un adolescent: « son cadavre est un fardeau que les survivants auront à porter, dont le poids est celui de la culpabilité » affirmant Xavier Pommereau (2).

 

 

Mais qu’est-ce qui pousse au suicide ?

De nombreuses études tendent à démontrer que le suicide est directement lié, et ce dans 90 % des cas, aux difficultés psychiques du sujet, à certains types de tempérament, à certaines prédispositions génétiques, voire à des atteintes liées à la maladie mentale. Un chiffre permettra de mieux illustrer cette hypothèse. Aux USA, si le taux de suicide est de 8,3 pour 100.000 personnes au sein de la population générale (sans trouble psychiatrique diagnostiqué), il est de 650 pour 100.000 personnes chez les dépressifs. Les affections physiologiques largement invalidantes que sont le cancer ou le Sida multiplie par 2 et par 6 ce taux moyen, là où les troubles de la personnalité, la schizophrénie ou les troubles maniaco-dépressifs constituent un facteur de risque respectivement 8 fois, 9 fois et 15 fois plus important. Pour autant, il ne faut pas ici se méprendre. On ne peut simplement identifier la tentative de suicide à la folie. Ce serait là une façon bien rapide de placer à distance cette réalité. La limiter ainsi à des cas extrêmes serait une façon maladroite d’essayer de s’en protéger. Certes, les symptômes psychotiques ou délirants viennent en bonne place dans les facteurs de risque. Mais, on doit aussi  s’intéresser aux situations de dépression (disparition du goût pour les activités agréables antérieurement investies, auto-dévalorisation ...) tout autant qu’à celles où l’impulsivité l’emporte (instabilité de l’humeur marquée par l’excès et la passion et fonctionnant d’une manière binaire, sans nuance ni intermédiaire). On peut et on doit donc établir un rapport de cause à effet entre les fragilités de la personnalité et ce sentiment de ne plus pouvoir faire face, cette désespérance, cette vision irrémédiablement pessimiste de l’avenir qui pousse au geste fatal. Et l’adolescence, de par la période de profonds bouleversements qu’elle induit tant en matière hormonale que pulsionnelle, se prête tout particulièrement ces moments de doutes et de désespérance. Si le taux de suicide est multiplié très vite par trois à partir de 65 ans, c’est bien entre 15 et 24 ans que cette forme de décès l’emporte quasiment sur toutes les autres, puisqu’elle apparaît en deuxième position (16%), derrière les accidents de la route (49 %). C’est plus particulièrement à cette classe d’âge que nous allons donc nous consacrer.

 

Les facteurs favorisants

Les souffrances d’ordre psychique que nous venons d’évoquer ne sont pas suffisantes en elles-mêmes, pour provoquer un passage à l’acte. A cette fragilité initiale vient se rajouter des éléments qui peuvent s’avérer déclencheurs. Ce sont d’abord des  circonstances précipitantes comme les séparations ou les menaces de séparation d’avec les parents ou les pairs, une rupture sentimentale ou un conflit scolaire, un stress ou une dispute intra familial ... autant d’évènements pouvant survenir dans le quotidien de la plupart des familles. Cela devrait pouvoir être supporté sans trop de difficultés. Mais, il arrive parfois que, justement, un incident en apparence mineur, une modification du mode de vie qui ne devrait normalement pas faire problème, viennent faire écho à une vulnérabilité plus ou moins enfouie, décuplant un sentiment de détresse, alors même qu’on était à mille lieux de s’y attendre. Parmi les facteurs de risque, il faut aussi intégrer un certain nombre de confrontations. En premier, on peut évoquer la maltraitance : les adolescents battus ou victimes de violence sexuelles peuvent parfois ne pas pouvoir échapper aux traumatismes vécus qui se rejouent en eux d’une manière répétitive et envahissante au point de les pousser à rechercher enfin une paix définitive par l’acte suicidaire. Les prises d’alcool ou de drogue, de par leurs effets inhibiteurs,  peuvent aussi inciter à des gestes qui n’auraient pas lieu en dehors de leur consommation. Les conduites à risques tant prisées par les adolescents les confronte au jeu avec la mort dont les sensations intenses frôlent parfois un stade ultime et irréversible. Cas plus rares, mais toujours douloureux : les maladies chroniques (diabète, insuffisance rénale, asthme, mucoviscidose ...). A la révolte  à laquelle se prête facilement tout adolescent, vient se greffer ici, le refus de s’approprier son corps défaillant. Cela peut aller jusqu’au sabotage du traitement ou au déni de la maladie avec les conséquences parfois fatales qu’on peut imaginer. Autre facteur de risque encore : la réitération. Le taux de récidive après une première tentative est estimée à près de 40 %. Cela se passe le plus souvent dans l’année qui suit le premier passage à l’acte (et plus particulièrement dans les premiers six mois).  Mais on ne peut boucler cette liste de facteurs à risque sans évoquer le perfectionnisme auquel peut s'adonner un jeune poussé par sa famille à être le meilleur. La moindre faille dans un résultat scolaire et tout son univers peut s’effondrer, tant il a l’impression alors d’avoir démérité et de ne pas pouvoir survivre à la déception qu’il va infliger à ses proches.

 

Quelle prévention ?

Aucun effort ne pourra jamais garantir définitivement contre le suicide. Cela ne signifie pas qu’il n’y a rien à faire, mais qu’il faut rester toujours attentif et ne  jamais se croire à l’abri d’un tel passage à l’acte pour l’enfant le jeune ou l’adulte qui nous sont proche.

Un certain nombre de comportements s’avèrent sinon suffisants, du moins nécessaires. Etablir un climat de dialogue et de confiance, basé sur l’empathie, la chaleur humaine, l’authenticité et le non-jugement. Ecouter et prendre en compte les difficultés rencontrées. Aider à faire verbaliser ce qui ne va pas et justifier de sa volonté d’aide. Faire émerger chez la personne ses potentialités et ses richesses qui ne viennent pas gommer sa douleur mais qui constituent une autre facette de sa personnalité. Toujours privilégier la valorisation du sujet en le distinguant de la situation, du contexte et des circonstances.

Tout autre sont ces attitudes qui ne font  que faire le lit du drame en gestation : inciter à ne plus penser à la mort, refuser de parler des menaces exprimées quant à la volonté d’en finir, faire des leçons de morale, culpabiliser, donner des recettes de bonheur, prendre en charge en faisant tout à la place de la personne (ce qui ne fait que la confirmer dan le fait qu’elle n’est pas capable par elle-même), banaliser ou minimiser la souffrance, rester seul(e) avec ce que vous livre le suicidant sans faire appel à son réseau.

 

Une étrange fascination

La publicité et les détails donnés quant à un suicide qui a abouti provoque inévitablement le renforcement de l’intérêt suicidaire chez les personnes à risque. L’histoire du Mont Mihara, au Japon, en est un exemple assez incroyable. Volcan en activité inconnu du public, ce site fut en 1933, le théâtre d’un drame épouvantable : une jeune femme s’y jeta en pensant ainsi entrer au paradis. Très vite, ce geste fut connu, et fut suivi par d’autres suicides : 140 personnes moururent ainsi avant la fin de l’année 1933 et 160 l’année suivante. L’endroit devint un lieu de spectacle, la foule étant acheminée par bateau pour venir assister aux plongeons fatals. Les touristes faisaient la queue et on dut ouvrir quatorze hôtels et vingt restaurants pour les recevoir dans de bonnes conditions. Les autorités édifièrent une haute barrière de fil barbelé et la police se mit à patrouiller dans les alentours pour arrêter toute personne semblant avoir envie de se suicide. Cette fascination macabre n’est pas une spécialité orientale : tout un folklore s’est constitué autour des suicidés du Golden Gate Bridge à l’entrée de la baie de San Francisco. Depuis le premier mort survenu en mai 1937, soit trois mois après l’inauguration du célèbre pont, des centaines d’autres s’y sont produits.

Parler avec retenue du suicide, sans forcément s’étaler sur le détail des méthodes employées, en évitant d’idéaliser les personnes qui ont fait ce choix peut aussi faire partie de l’approche préventive.

 

Pour autant, les adultes qui font face à leurs congénères les plus fragiles ne sont pas tout puissants. Malgré toute leur bonne volonté, il restera toujours une dimension qui leur échappera, celle de la possibilité qu’a l’être humain de se donner la mort. Reste l’infernale impression d’avoir raté l’essentiel, d’avoir gâché des opportunités, de n’avoir pas donné toutes les chances, quand un proche se suicide, sans qu’on aie réussi à l’en dissuader.

Sentiment indépassable que seuls peuvent vraiment comprendre peut-être, celles et ceux qui ont été confrontés à un tel drame.

 

 
(1)    Titre tiré du livre de Kay Redfield Jamison « La tentation du néant » (voir bibliographie)
(2)    Dans « L’adolescent suicidaire » (voir bibliographie)

 

Lire interview Métivier Martine - Suicide

 

 

 

Tentative d’interprétation

Baechler propose 8 significations psychologiques possibles à l’acte du suicide :
-      la fuite : échapper à une situation insupportable,
-      le deuil : compenser une perte inacceptable,
-      le châtiment : expier une faute réelle ou imaginaire,
-      le crime : entraîner en même temps que soi, autrui dans la mort,
-      la vengeance : provoquer le remords d’autrui ou lui infliger l’opprobre de la communauté,
-      l’appel et le chantage : faire pression sur autrui,
-      le sacrifice et le passage : atteindre une valeur ou un état jugé supérieur,
-      l’ordalie ou le jeu : s’éprouver soi-même

 

 

Ce que veulent dire les mots

Suicide : volonté ou désir conscients et délibérés de se donner la mort.
Suicidant : sujet qui fait une tentative de suicide.
Suicidé : sujet dont l’acte a abouti à la mort.
Suicidaire : sujet ayant des idées de suicide.
(cf D. Marcelli & A. Braconnier « Adolescence et psychopathologie » Masson)

 

 

L’idée du suicide chez les jeunes

 En 1993, une étude a été menée auprès de 12.500 adolescent(e)s d’environ 15 ans sur leur santé (enquête INSERM Choquet-Ledoux)

                                                      Lycéens                      Collégiens

                                            Garçons       Filles          Garçons      Filles

Ont pensé au suicide

Au cours dans l’année             22%           38%              12%           22%

Y songent souvent                  8%           13%               7%              9%

 

 

 

Existe-t-il un droit au suicide ?

Le suicide intrigue, révolte, déstabilise, favorisant la réflexion sur sa genèse et le sens qu’on peut lui donner. Parmi les questions qui taraudent notre humanité, deux d’entre elles interroge la relation entre l’individu et le reste de la société : quelle est la part de l’autre dans ce passage à l’acte au demeurant profondément solitaire et individuel ? Le comportement suicidaire fait-il partie intégrante du droit indéfectible de tout un chacun ? C’est à ces interrogations qu’a tenté de répondre la journée d’étude proposée par l’Institut d’Etudes Systémiques (1).

 

Dans la tentative de suicide y a-t-il ou non de l’autre ?

Marc Anspach, anthropologue, a commencé par rappeler la fonction que le suicide a pu occuper dans l’histoire, comme moyen de frapper ou de rejoindre l’autre. Ainsi dans le Japon du XVIIIème siècle, cette pratique qui permettait à un noble qui avait été insulté, en se suicidant, de forcer son offenseur, à imiter son geste. C’était là, la seule issue pour ce dernier de ne pas perdre son honneur. Autre illustration, cette dévotion qui poussait le culte des morts jusqu’à amener la concubine chinoise à se faire enterrer avec son mari défunt.

Jean-Yves Gauthier, Psychiatre et thérapeute familial, s’est posé la même question. Il distinguera tout d’abord ce qu’il désignera comme « le suicide du même », celui qui est dirigé contre soi-même. Ce sont ces passages à l’acte qui interviennent en cas de maladie physique, de vieillissement, de prise de décision altruiste (quand il s’agit par exemple de rester fidèle à ses valeurs, en disparaissant plutôt que de les trahir). Et puis, il y a ces suicides qui s’adressent à l’ipse, à l’autre, dans une dynamique qui consiste à distendre ou retendre, fuir ou resserrer la relation qui s’établit à son égard. Parce que l’autre faillit à son engagement, « je me retourne contre moi-même ». Jouant sur les paradoxes, l’intervenant invite à aller chercher ce qui dans l’histoire du sujet ou de son entourage permet de comprendre le sens de ce qui se joue. Mais, pas forcément en suivant la voie indiquée par le suicidant. Plus ce dernier évoque son passé récent, plus il faut aller chercher loin dans son histoire, l’origine de sa détresse présente. Inversement, plus il parle d’une origine lointaine, plus il faut s’intéresser à ce qui dans le contexte récent a pu réactiver la souffrance soulignée.

La place de l’autre dans le suicide étant admise, cela ne rend-il pas cet acte profondément social et donc incompatible avec une décision qui relèverait de chacun ?

Marco Vanotti, pédopsychiatre et, lui aussi, thérapeute familial, expliquera d’abord le faisceau de facteurs qui permettent de comprendre l’acte suicidaire qui ne peut se résumer à une explication unique. Vulnérabilité génétique, culture, développement psychologique de l’individu, sans oublier l’accès aux moyens de se suicider qui joue un rôle non négligeable...

Mais, la réflexion la plus intéressante de Marco Vanotti portera sur l’articulation entre droit et devoir concernant le suicide dans le rapport au reste du genre humain. Pour un Bakounine, la liberté de se suicider constitue la plus grande des libertés individuelles. Pour la tradition judéo-chrétienne, le principe retenu est bien le respect absolu de la vie, le droit de donner la mort appartenant seulement à Dieu. L’orientation systémique privilégie, quant à elle, les relations entre l’individu et les autres en mettant en avant le devoir de solidarité mutuelle, les liens d’attachement et l’éthique des échanges. C’est en partant de cette logique que l’intervenant refusera de raisonner uniquement en terme de liberté individuelle. « L’homme n’a pas le droit de se soustraire aux relations avec les autres » affirmera-t-il. Le sujet est à la croisée de la responsabilité individuelle et de la solidarité sociale. Chaque sujet a le devoir de se préoccuper de sa propre vie et de ne pas soustraire sa personne, sa créativité, son existence et sa souffrance à l’humanité entière. C’est bien donc, au travers de sa responsabilité sociale et de ses liens d’appartenance, qu’émerge la culture de la vie et que chacun se doit d’assumer ses responsabilités à l’égard des autres. « La préservation de son existence n’appartient pas qu’à l’individu seul » affirmera encore l’orateur. Si l’homme a le droit de vivre, il a aussi un devoir : celui de rester en vie.  L’entourage est très important face à la détresse qui pousse à l’acte suicidaire, continuera-t-il. La cécité, la surdité, l’incrédulité dont il fait preuve parfois sont autant de facteurs de récidive, pour le suicidant. Il convient non pas d’interdire au sujet le suicide mais de transmettre sa propre volonté : « moi, je souhaite que tu vives », ou encore « je ne pourrai jamais empêcher que tu te suicides, mais je souhaite très fortement que tu t’abstiennes d’un tel geste. » L’accompagnement de l’acte suicidaire passe par l’accueil de l’émotion à l’origine de l’acte pour entreprendre avec son auteur le dépassement de la crise si celle-ci est dépassable. La procédure doit suivre un cheminement d’identification et de reconnaissance : reconnaître le moment d’émotion, entrer en empathie pour en comprendre l’origine, nommer cette émotion, la légitimer, respecter l’effort du sujet pour y faire face, proposer son aide. Il existe 425 types différents d’émotion, mais on ne peut en nommer couramment qu’une vingtaine. La démarche n’est pas facile et encore moins habituelle, tant est courante la démarche de banalisation et de déni de ces émotions.

Le suicide est le signe d’une perte d’appartenance. Aussi le prévenir passe par un travail sur ce sentiment. En la matière, il est essentiel de bien distinguer entre vouloir quitter le rôle qui nous est attribué et qu’il est légitime de vouloir changer et quitter le théâtre !

 

(1)   journée tenue à Paris le 23 juin 2000 par l’ I.D’E.S. BP 11 77590 Chartrettes, Tél. : O1 64 87 10 13  Fax. : 01 60 66 39 46

 

Jacques Trémintin – Journal de L’Animation  ■ n°27 ■ mars 2002

 
Fiche n°1 : attitudes à avoir
Ce qu'il faut faire.
- D'abord, établir un climat de confiance.
-  Écouter et rester calme.
-  Montrer que l'on tient à la personne, que d'autres tiennent à elle.
- Parler ouvertement du suicide.
-  Parler avec la personne de son envie de mourir, demander quand et comment.
-  Demander directement à la personne, sans faux-fuyants, ce qu'elle est en train de vivre.
-  Chercher avec elle ce qui la rendrait heureuse.
-  Chercher avec elle des solutions à ses problèmes.
-  Rechercher dans son passé les activités qui lui plaisaient et en discuter avec elle.
-  Trouver avec elle vers quel type de professionnel pourrait l’aider.
Ce qu'il ne faut pas faire.
-  Ne pas refuser de parler des ses envies de suicide
-  Ne pas sous-estimer ses difficultés
-  Ne pas porter de jugement
-  Ne pas lui faire de la morale
-  Ne pas lui dire qu'elle est égoïste
-  Ne pas dire que le suicide est une solution facile
-  Ne pas essayer d'établir de comparaison avec vos propres recettes du bonheur
-  Ne pas faire de promesses impossibles à tenir
-  Être patient,
-   Ne jamais mettre une personne suicidaire au défi de passer à l'acte


Fiche n°2 : Signes pouvant inquiéter
LES EFFETS CLIGNOTANTS
Huit personnes qui se suicident sur dix ont donné des signes d'avertissement.
Il faut surtout être attentif aux changements de comportements : toute modification d’attitude suite à une situation de perte, deuil, rupture (comme en cas de séparation, décès, perte d'emploi...) doit faire l’objet de sollicitude et d’attention.
Indices psychologiques.
Désintérêt de tout, ennui, perte du désir sexuel, tristesse,  indécision, irritabilité, perte de mémoire...
Indices biologiques.
Réveil très tôt le matin, réveil vers le milieu de la nuit, sommeil trop long, désordre de l'appétit...
Messages directs
Je veux en finir - C'est trop dur, je n'en peux plus - La vie n'en vaut plus la peine - Je ne m'en sortirai jamais - Je voudrais m'endormir pour toujours...
Messages indirects
Vous seriez mieux sans moi - Ma vie est inutile - J'ai fait mon testament - Je vais faire un long voyage - Je vais mettre mes affaires en ordre...
Comportements
Une personne suicidaire n'apparaît pas nécessairement comme déprimée, sous un extérieur jovial peut se cacher une grande tristesse. Les signes changent d'une personne à l'autre.
Exemples: Incohérence du langage, isolement, retrait, consommation abusive d'alcool et/ou médicaments, dons d'objets auxquels la personne tient, absence de réaction à la perte d'une personne proche, - hyper-activité ou au contraire extrême lenteur et perte d'énergie, désinvestissement scolaire ou professionnel, déséquilibre émotif  ou émotions non contenues intérêt accru pour les médicaments, les armes à feu don d'objets qui lui sont chers, mise en valeur du courage de ceux qui se suicident...
Avertissement : si de telles modifications d’habitude n’ont pas toutes débouché sur une tentative de suicide, de nombreuses tentatives de suicide ont été précédées de ces signes. D’où la nécessaire vigilance.
 

Fiche n°3 : Mythes et réalité
Un certain nombre de mythes se sont constitués au fil du temps sur la question du suicide. Ils en donnent une fausse appréciation et incitent à ne pas intervenir ou à le faire d’une façon maladroite. Ils servent surtout à calmer notre angoisse et ne permettent pas d’aider vraiment la personne en détresse. Il importe de les démystifier.
Mythe : En parlant du suicide à une personne déprimée, on risque de lui mettre l'idée en tête.
Réalité : Elle en a peut-être déjà l'idée, mais n'en parlera pas d'elle-même. Lui en parler peut être pour elle un grand soulagement.
Mythe : Le suicide se produit, sans avertissement.
Réalité : Sur dix personnes qui se suicident huit donnent des signes de leur détresse.  Le suicide est le résultat d'un processus qui est presque toujours observable.
Mythe : Une personne suicidaire veut réellement mourir.
Réalité : La personne suicidaire souhaite avant tout mettre un terme aux souffrances qu’elle rencontre, pas forcément d’arrêter de vivre.
Mythe : La personne suicidaire est lâche ou courageuse.
Réalité : Elle n’est ni l’un ni l’autre. Elle est surtout confrontée à une vie tellement insupportable et est tellement désespérée qu’elle ne voit pas d’autre issue pour arrêter de souffrir que la mort.
Mythe : La personne qui pense au suicide paraît nécessairement déprimée.
Réalité: Les symptômes varient en fonction de la personnalité de chacun. Sous une apparence de bouffon ou de " dur à cuire " peut se dissimuler une grande détresse.
Mythe : Lorsqu'il y a une amélioration des risques suicidaires cela signifie que le danger est passé.
Réalité: Une personne qui décide se tuer peut sembler soulagée, même heureuse. L'entourage peut penser que la crise est terminée alors qu'il n'en est rien. Il faut demeurer vigilant. La grande majorité des suicides se produisent dans les trois mois qui suivent le début de la période d'amélioration.
Mythe : Le suicide est héréditaire.
Réalité : Le suicide n'est pas héréditaire. Par contre, une personne dont l'un des membre de la famille s'est suicidé risque davantage de faire une tentative un jour.
Mythe : La personne qui menace de se suicider ne le fait pas, il s'agit d'une forme de chantage pour attirer l'attention.
Réalité : La menace de suicide doit toujours être prise au sérieux. Il vaut mille fois mieux être victime d’un chantage ou d’une manipulation que  de risquer un seul passage à l’acte qui pourrait s’avérer fatal

 

 

Bibliographie
« L’adolescent suicidaire » Xavier Pommereau , Dunod, 2001, 252 p.
Xavier Pommereau parle en tant que psychiatre des adolescents suicidants qu’il côtoie au quotidien : « tout acte suicidaire est l’expression d’une tragédie qui se joue sur l’avant-scène d’un profond désespoir intérieur », explique-t-il d’emblée. Plusieurs facteurs interviennent dans l’exposition de l’adolescence à ce drame. Le jeune qui vit une grande difficulté à mentaliser, valorise les actes qui lui permettent de recouvrer un rôle actif et donc un sentiment de maîtrise tant sur sa réalité externe qu’interne. Il fait de son corps un moyen d’agir et la cible de ses agissements. L’allongement interminable de l’adolescence qui s’est accompagné de la disparition des rites de passage joue un rôle non moins important : sans repère ni étayage, certains jeunes vont chercher très loin les limites pour tenter d’exister.
La configuration familiale constitue un autre élément favorisant : climat relationnel délétère, confusion des générations, imprécision quant à la place de chacun, démission parentale, absence des pères, omnipotence des mères. Les abus sexuels occupent une place non négligeable dans la détérioration du contexte de vie de l’adolescent, pouvant mener au suicide. Mais le malheur touche aussi des familles en apparence « sans histoire ». Celles marquées par l’asepsie relationnelle sont tout aussi exposées que celles traversées par la violence agie.

« Etude psychopathologique des tentatives de suicide chez l’adolescent et le jeune adulte » sous la direction de Philippe Jeammet et Elisabeth Birot, puf, 265 p., 1994
Le taux de suicide baisse nettement pendant les guerres et augmente dans les situations de crise. Son accroissement est parallèle à celui du niveau économique et à l’occidentalisation du mode de vie. Un peu comme si l’individualisation marquée de l’évolution sociale favorisait le recours à l’agir au détriment de l’intériorisation des conflits. Une équipe de chercheurs a essayé d’approfondir cette question : dans l’intrication du social, de l’économique, du culturel et de la conduite individuelle qui est à l’origine de ce geste fatal, ils ont privilégié une étude psychopathologique approfondie. Il s’agissait de tenter d’objectiver dans la mesure du possible la dynamique de fonctionnement mental de l’adolescent suicidant. S'est trouvé ainsi confirmé un certain nombre de caractéristiques : importance des difficultés personnelles (tant scolaires, que familiales et individuelles), tendance à l’agir (fugues, colères, crises d’angoisse...) et enfin vulnérabilité psychique. Cette dernière particularité comporte à la fois la difficulté à répondre aux traumatismes extérieurs, la faiblesse des mécanismes d’élaboration, l’impossibilité de se représenter dans la continuité, de se projeter dans l’avenir et à maintenir un investissement suffisamment positif de soi-même.

« La tentation du néant- Comprendre le suicide pour mieux le prévenir » Kay Redfield Jamison, Robert Laffont, 2000, 302 p.
L’auteur a conçu son ouvrage autour d’une conviction centrale : l’immense majorité des suicides peut être associée aux troubles mentaux. Elle s’interroge sur les mécanismes qui poussent celles et ceux qui sont dotés d’une mutation génétique invalidante (telle la schizophrénie ou les troubles maniaco-dépressif) à mettre fin à leur jour, protégeant ainsi l’espèce humaine contre toute diffusion et multiplication de ces mécanismes handicapants. Mais, dans le même temps, elle rappelle que les scientifiques de premier plan, les compositeurs, les artistes, écrivains et hommes d’affaire les plus éminents se suicident cinq fois plus que la moyenne des individus moins prestigieux (sans que cela induise pour autant que des mécanismes de survie viendraient protéger l’espèce humaine de la reproduction trop élevée de ces éléments brillants !). Le suicide n’est pas le résultat d’un seul facteur ni d’un seul événement mais le produit de l’intrication de nombreux facteurs impliquant des problèmes psychosociaux. Le plus inquiétant est la montée brutale du nombre de suicides d’adolescents et de jeunes depuis le milieu des années 50 : le risque s’est accru de 260 %. Au travers d’une étude historique, de récits et d’enquêtes fouillés et de l’évocation des recherches les plus récentes, voilà un ouvrage d’une grande qualité.

« Suicide de l’adolescent » Marie-France Le Heuzey, Masson, 2001, 120 p.
Publié dans la collection « consulter, prescrire » à destination des médecins, l’ouvrage est complètement abordable au non spécialiste. Il est même particulièrement bien fait, regroupant en peu de pages l’essentiel de ce qu’il faut savoir sur la question. Il décrit avec précision quels sont les facteurs de risque, les diagnostics psychiatriques, l’aide thérapeutique et la prévention qui peut s’appliquer aux suicidants. Illustré de cas cliniques, d’un résumé de l’essentiel en tête de chaque chapitre, c’est là vraiment un outil très facile à consulter et très précieux à utiliser. Parmi les premiers propos, le rappel que les tentatives de suicide seraient 30 à 60 fois plus fréquentes que les suicides. Parmi les derniers, à retenir, la parole qui est conseillée au médecin qui reçoit le jeune après sa tentative : « tu en avais marre, tu avais des problèmes, tu ne te sens pas à la hauteur ... on va essayer de t’aider, il y a certainement des moyens, tes soucis sont importants, mais on doit pouvoir y voir plus clair, tu vas pouvoir t’en sortir »  Voilà des propos à méditer par tous les professionnels en contact avec la jeunesse.  Entre les deux, mille choses passionnantes.