L’animation a-t-elle un prix ?
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Comme beaucoup d’autres secteurs de notre société, l’animation subit les effets d’un néo-libéralisme qui tente de réduire la part des financements liés à la redistribution des richesses. Les interrogations émergent sur son coût et sur les mesures à prendre pour en réduire les effets. Le secteur lucratif est peu ou prou pris comme modèle, quand il ne lorgne pas lui-même sur un domaine qui lui était, jusque là, étranger. D’où la question centrale de ce dossier : quel est le prix de l’animation ? Quelle part doivent prendre les dimensions respectivement de la vente des prestations qu’elle fournit, mais aussi de l’action bénévole et des subventions qui la font vivre ? L’animation peut-elle être gratuite pour les familles ? Autant de thèmes explorés ici, pour tenter d’y voir un peu plus clair.
Durant 30 ans, une partie non négligeable des fruits de la croissance a été investie dans l’amélioration de la qualité de la vie : école, sécurité sociale, aide aux plus démunis, construction de routes, de logements, amélioration des transports, culture, sport, etc… y compris l’animation qui a alors connu une forte expansion. Dans les années 1960, notre pays s’est couvert de plus de 20.000 équipements socioculturels, le nombre d’animateurs augmentant au point d’atteindre aujourd’hui 120.000 personnes. Une telle extension a favorisé un sentiment d’euphorie et une forte perception évanescente et éthérée de la manne de l’Etat providence qui a pu sembler illimitée et inconditionnelle. La crise intervenue dans les années 1970 est venue impacter cette vision. Considéré comme responsable des difficultés économiques, l’Etat a été mis en accusation et mis en demeure, à compter des années 1980, de subir une drastique cure d’amaigrissement. Alors même que nous vivons dans une société de plus en plus riche, le choix politique et idéologique de nos gouvernants s’inspirant du néo-libéralisme, tend à privilégier le « travailler plus, pour gagner plus » et à mettre en œuvre le « moins d’Etat ». Ce que l’on veut dorénavant privilégier c’est l’intérêt personnel sur les services publics et collectifs dont on cherche à diminuer les aides, les subventions et les financements.
(1) « La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social » Vincent DE GAULEJAC, Seuil, 2005, 282 p.
(2) « La gouvernance des associations. Economie, sociologie, gestion » Christian Hoarau et Jean-Louis Laville, érès, 2008
Le prix des séjours
Les organisateurs de séjours de vacances (UFCV, FAL, AROEVEN, Léo Lagrange, Vacances voyages Loisirs…) proposent dans leurs catalogues des séjours aux tarifs variant entre 800 et 1.100 €, pour 3 semaines. Certaines destinations sont un peu plus onéreuses, comme l’Amérique du nord ou l’Asie. Parfois, les séjours sont ramenés à 15 jours, ce qui permet d’en diminuer le prix. Dépenser de telles sommes n’est pas forcément facile, surtout quand il s’agit de faire partir 2 ou 3 enfants. Avec pour effets pervers, que seuls les parents aisés ou ceux qui ont recours aux financements des services sociaux ou caritatifs ont la possibilité de bénéficier de ces prestations.
L’aide aux vacances
Les caisses d’allocation familiale, les comités d’entreprise, les centres communaux d’action sociale, les conseils généraux, les associations caritatives tels le Secours Catholique ou le Secours Populaire Français peuvent aider les familles à financer le séjour de vacances de leur enfant, et ce jusqu’à 80 à 90% du coût d’une colonie, selon les ressources de la famille. Ainsi, une municipalité de la région parisienne prenant en charge la moitié du prix du séjour de trois semaines, appliquait des réductions pour l’autre moitié en fonction du quotient familial. Certaines familles bénéficiant des « bons vacances » de la CAF, l’ensemble de ces aides dépassait le prix total du séjour. Pour ne pas avoir à rembourser ces familles, elle a instauré des frais de dossier supplémentaires.
Alors que la marchandisation s’étend à tous les coins de notre société, se développe une culture de la gratuité aux antipodes de cette logique (journaux, transports, entrées de musée, internet). Qu’est ce que la gratuité ? Comment est-elle possible ?
Tant que l’être humain s’est contenté de chasser et de pêcher, ses chances de survie furent suspendues à l’existence d’une abondance de gibier et au foisonnement de ce qu’il cueillait. Que la nature soit généreuse et il vivait dans une relative profusion de nourriture. Que le climat vienne à se refroidir ou son environnement s’appauvrir et la famine menaçait. Ce n’est vraiment qu’avec l’invention de l’agriculture et de l’élevage, que l’espèce humaine réussit à constituer des stocks durables. Les échanges s’étendirent, entraînant la création de la monnaie, du crédit, du droit commercial ... Mais, que l’on achète un produit ou qu’on le troque, la même question s’est toujours posée : comment déterminer une valeur permettant de l’échanger contre un autre. C’est Aristote qui fera le premier, au 4ème siècle avant JC, la distinction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange (voir encadré). Il sera repris par Adams Smith au 17ème, mais surtout par Karl Marx qui approfondira ces notions, en proposant comme équivalent universel pour la valeur d’échange, le temps de travail humain qu’il a fallu fournir pour le produire.
Comment se forme un prix ?
On distingue la valeur d’usage (intérêt intrinsèque : à quoi cela va être utile), de la valeur d’échange (les proportions de l’échange : tant de l’un contre tant de l’autre). La première se mesure à la satisfaction personnelle retirée. La seconde varie en fonction du marchandage (négociations pour faire varier l’évaluation) ou la loi de l’offre et la demande (plus un produit ou un service est demandé ou rare, plus il est surévalué et inversement). Le coût correspondant à ce qu’il fallu dépenser pour le produire ne correspond donc pas forcément au prix final. En simplifiant beaucoup, celui-ci dépend à la fois de l’attrait qu’il exerce (valeur d’usage), mais aussi de son abondance et des négociations entre l’acheteur et le vendeur (valeur d’échange).
La gratuité en acte
La culture de la gratuité trouve un écho croissant, depuis quelques années. Ainsi, de l’accès au savoir (sites internet), à la culture (musées), à l’information (journaux), aux transports (réseaux de bus urbains) … qui se déclinent sans médiation monétaire directe. Il faut distinguer ce qui relève parfois d’une stratégie commerciale (quotidiens gratuits en fait financés par la publicité), du culte de la liberté (revendication d’une toile considérée comme un lieu par excellence de libre expression et échange, parfois au détriment des droits d’auteur), mais aussi d’un investissement (privilégier les transports en commun aux voitures), du choix d’ouvrir largement au public un domaine (musées).
Lire interview : Thomas Philippe - Prix de l'animation
Bibliographie
► « La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social » DE GAULEJAC Vincent, Seuil, 2005
Voilà une charge implacable, mais néanmoins fortement argumentée. Chacun est convoqué au service d’une économie entrée dans une quête de performance et une guerre de position où la seule alternative serait de gagner ou de disparaître. Le nouveau management a tourné le dos au système hiérarchique et disciplinaire qui imposait le contrôle par un surmoi sévère et vigilant. Il l’a remplacé par l’adhésion, l’implication subjective et l’implication affective du salarié, cherchant à transformer l’énergie libidinale en force de travail. Il exige que celui-ci projette son propre idéal dans celui de la firme qui l’emploie. Quand l’individu ne répond pas ou plus à ces exigences, il est alors rejeté. Son employabilité est mesurée à sa capacité de mobilité, de disponibilité et d’adaptabilité.
► « Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation » CHAUVIERE Michel, la Découverte, 2007
Ce qui s’infiltre insidieusement dans le secteur social c’est une chalandisation qui s’abreuve aux sources de la raison gestionnaire. Le leurre principal consiste à faire croire que l’on placerait l’usager au cœur des pratiques. Or, les concepts issus du secteur marchand telles la démarche qualité, la satisfaction de l’usager, l’évaluation, l’efficacité se heurtent aux limites qu’oppose l’insolvabilité des populations bénéficiaires. On assiste à une inversion des valeurs fondatrices. L’action sociale qui était jusque là orientée vers les usagers dans le besoin bascule vers les besoins des usagers, besoins segmentés et disloqués comme autant d’objets susceptibles d’être vendus comme des services. La collectivité à qui revenait la responsabilité de redistribuer une fraction du revenu national se voit supplantée par l’option que chacun aurait à faire sur le bon opérateur susceptible de lui apporter le meilleur service.
► « La gouvernance des associations. Economie, sociologie, gestion » Christian Hoarau et Jean-Louis Laville, érès, 2008
Les associations qui avaient rêvé de bénévolat, de gratuité, de générosité et de travail en commun harmonieux, vivent parfois des enjeux de pouvoir, des conflits violents, des identités non reconnues, un sentiment de perte de projet et donc de sens. La dirigeance associative, qui est passée successivement des mains des figures religieuses et paternalistes à des personnalités contestataires et charismatiques, est de plus en plus investie par une technocratie managériale qui s’inspire des techniques de gestion scientifiques des marchés. Certes, le contexte de restriction financière ambiant peut expliquer l’adaptation aux exigences de transparence financière et d’adéquation entre les recettes et les dépenses posées par les financeurs. Pour autant, le non respect des spécificités associatives présente le risque de compromettre durablement leur efficacité et leur efficience.
► « De la gratuité » Jean-Louis Sagot-Duvauroux, éditons de l’éclat, 2006
Par tradition, la culture de la gratuité est associée contre le marché, à un mode alternatif de penser les échanges, à des démarches d'émancipation sociale, au don. L’auteur dénonce les puissants effets de brouillage qu’elle subit. Internet entremêle inextricablement vraies et fausses gratuités, les stratégies marketing annexent sans complexe l'attrait du mot gratuit, les télévisions ou les journaux gratuits sont le cheval de Troie du tout marchand publicitaire, alors que de grandes gratuités sociales comme l'école publique ou l'assurance maladie subissent une crise grave et que la mécanique du profit semble occuper tout l'horizon. A quel prix peut-on encore dire avec Bruce Sterling : « Gratuit comme l'air, l'eau... gratuit comme la connaissance » ?
Les ressources de l’animation
La relative abondance d’hier est certainement révolue. Pour autant, nous avons encore le choix de « jeter le bébé avec l’eau du bain » ou de préserver nos valeurs fondatrices, même à travers les adaptations imposées par les restrictions budgétaires.Durant 30 ans, une partie non négligeable des fruits de la croissance a été investie dans l’amélioration de la qualité de la vie : école, sécurité sociale, aide aux plus démunis, construction de routes, de logements, amélioration des transports, culture, sport, etc… y compris l’animation qui a alors connu une forte expansion. Dans les années 1960, notre pays s’est couvert de plus de 20.000 équipements socioculturels, le nombre d’animateurs augmentant au point d’atteindre aujourd’hui 120.000 personnes. Une telle extension a favorisé un sentiment d’euphorie et une forte perception évanescente et éthérée de la manne de l’Etat providence qui a pu sembler illimitée et inconditionnelle. La crise intervenue dans les années 1970 est venue impacter cette vision. Considéré comme responsable des difficultés économiques, l’Etat a été mis en accusation et mis en demeure, à compter des années 1980, de subir une drastique cure d’amaigrissement. Alors même que nous vivons dans une société de plus en plus riche, le choix politique et idéologique de nos gouvernants s’inspirant du néo-libéralisme, tend à privilégier le « travailler plus, pour gagner plus » et à mettre en œuvre le « moins d’Etat ». Ce que l’on veut dorénavant privilégier c’est l’intérêt personnel sur les services publics et collectifs dont on cherche à diminuer les aides, les subventions et les financements.
Un nouveau paradigme
La politique de gestion des équipements et des personnels de l’animation donnait jusqu’alors priorité à un engagement des professionnels basé sur les finalités de l’éducation populaire. Elle est invitée à se recentrer sur des critères issus du monde de l’entreprise : culture du résultat, évaluation, contrôle, transparence financière, adéquation entre les recettes et les dépenses, une certaine forme de productivité… La tentative de marchandisation venant privilégier les références comptables et financières sur les considérations humaines et sociales s’inspire d’un management qui valorise le langage de l’insignifiance (au détriment de la complexité), neutralise les contradictions (au profit du positivisme), éradique les conflits d’intérêts (par l’affirmation de valeurs qui se veulent universelles). Le passé est oublié, le présent dévalorisé. Seul compte l’exaltation de l’avenir : toujours plus haut, toujours mieux, dans une progression sans contradiction où a disparu toute erreur, toute faute, toute imperfection et toute impureté, dans un monde où tout désir doit être satisfait et tout manque supprimé. (1) La rationalité instrumentale du secteur lucratif cherche avant tout à renforcer les procédures formelles pour optimiser les performances attendues. Rien de tel dans l’animation, secteur qui se rattache avant tout à des valeurs éducatives et humanistes qui n’ont rien à voir ni avec le retour sur investissement, ni avec la réalisation d’un quelconque profit. (2)Les trois sources de financement
On est là dans une dépense de revenus et non dans l’investissement d’un capital avec recherche de bénéfices. L’élaboration du prix d’un séjour de vacances ou d’un accueil de loisirs se décline à partir des dépenses auxquelles il faut faire face et non dans une quête de rentabilité. Et quand une activité produit un excédent financier, cela sert à combler le déficit d’une autre, non à enrichir les investisseurs. En fait, le prix d’une prestation dépend de trois sources. La première est le bénévolat. La plus grande partie des personnels bafa ne peut être considérée vraiment comme des salariés à part entière. Le faible niveau de la rémunération qu’ils perçoivent fait d’eux plutôt des bénévoles indemnisés. Une colonie de vacances implique une disponibilité pouvant aller de 14 à 20 heures par jour et ce, six jours sur sept. S’il fallait payer un salaire correspondant au temps passé, ne serait-ce qu’au SMIC, le prix des séjours serait sans doute décuplé. C’est un choix de s’occuper d’enfants plutôt que d’occuper un job comme pompiste, caissière ou de remplacer les gardiens d’immeuble en vacances. On n’y trouve pas les mêmes satisfactions, mais non plus la même reconnaissance financière ! Le second registre est celui des subventions des organismes publics mais aussi des associations caritatives dont la contribution cumulée va parfois bien au-delà de 50% du budget de fonctionnement. Et puis, il y a les revenus en provenance directe des paiements par les bénéficiaires. C’est la dimension directement marchande, le prestataire vendant son produit sur le marché au client qui le lui achète.Résister
S’il nous faut apprendre à résister aux sirènes du libéralisme, nous ne pouvons rester dans le déni des mutations en cours : nous ne reviendrons jamais à l’époque révolue d’une certaine opulence insouciante. En fait, le monde du social en général, et celui de l’animation en particulier, sont placés entre deux écueils qui le menacent directement. D’un côté, il y a le Charybde de la loi du marché et de l’autre le Scylla du maintien du statut quo. Ce n’est pas parce que les restrictions financières menacent notre secteur qu’il faut renoncer au désintéressement non utilitaire, au bénévolat, à la recherche de sens qui sont au cœur de son identité. Tout au contraire, les incontournables adaptations doivent nous mener à revendiquer et à préserver les valeurs de l’éducation populaire que sont le respect, la solidarité, la tolérance, la solidarité, l’éducation à la citoyenneté, la démocratie participative face à la loi du fric, de l’égoïsme et de la logique marchande.(1) « La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social » Vincent DE GAULEJAC, Seuil, 2005, 282 p.
(2) « La gouvernance des associations. Economie, sociologie, gestion » Christian Hoarau et Jean-Louis Laville, érès, 2008
Le prix des séjours
Les organisateurs de séjours de vacances (UFCV, FAL, AROEVEN, Léo Lagrange, Vacances voyages Loisirs…) proposent dans leurs catalogues des séjours aux tarifs variant entre 800 et 1.100 €, pour 3 semaines. Certaines destinations sont un peu plus onéreuses, comme l’Amérique du nord ou l’Asie. Parfois, les séjours sont ramenés à 15 jours, ce qui permet d’en diminuer le prix. Dépenser de telles sommes n’est pas forcément facile, surtout quand il s’agit de faire partir 2 ou 3 enfants. Avec pour effets pervers, que seuls les parents aisés ou ceux qui ont recours aux financements des services sociaux ou caritatifs ont la possibilité de bénéficier de ces prestations.
L’aide aux vacances
Les caisses d’allocation familiale, les comités d’entreprise, les centres communaux d’action sociale, les conseils généraux, les associations caritatives tels le Secours Catholique ou le Secours Populaire Français peuvent aider les familles à financer le séjour de vacances de leur enfant, et ce jusqu’à 80 à 90% du coût d’une colonie, selon les ressources de la famille. Ainsi, une municipalité de la région parisienne prenant en charge la moitié du prix du séjour de trois semaines, appliquait des réductions pour l’autre moitié en fonction du quotient familial. Certaines familles bénéficiant des « bons vacances » de la CAF, l’ensemble de ces aides dépassait le prix total du séjour. Pour ne pas avoir à rembourser ces familles, elle a instauré des frais de dossier supplémentaires.
L’animation peut-elle être gratuite ?
Alors que la marchandisation s’étend à tous les coins de notre société, se développe une culture de la gratuité aux antipodes de cette logique (journaux, transports, entrées de musée, internet). Qu’est ce que la gratuité ? Comment est-elle possible ?
Tant que l’être humain s’est contenté de chasser et de pêcher, ses chances de survie furent suspendues à l’existence d’une abondance de gibier et au foisonnement de ce qu’il cueillait. Que la nature soit généreuse et il vivait dans une relative profusion de nourriture. Que le climat vienne à se refroidir ou son environnement s’appauvrir et la famine menaçait. Ce n’est vraiment qu’avec l’invention de l’agriculture et de l’élevage, que l’espèce humaine réussit à constituer des stocks durables. Les échanges s’étendirent, entraînant la création de la monnaie, du crédit, du droit commercial ... Mais, que l’on achète un produit ou qu’on le troque, la même question s’est toujours posée : comment déterminer une valeur permettant de l’échanger contre un autre. C’est Aristote qui fera le premier, au 4ème siècle avant JC, la distinction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange (voir encadré). Il sera repris par Adams Smith au 17ème, mais surtout par Karl Marx qui approfondira ces notions, en proposant comme équivalent universel pour la valeur d’échange, le temps de travail humain qu’il a fallu fournir pour le produire.
Fausse gratuité…
« Tout travail mérite salaire » affirme l’adage. Par analogie, on peut affirmer que tout produit ou service implique un coût. Pour reprendre le concept marxiste de valeur d’échange, ce coût ne peut jamais être nul puisqu’il a fallu du temps de travail humain, pour le créer. La gratuité n’existe donc jamais dans les échanges que réalisent les être humains entre eux. Il y a bien des exceptions à cette règle : ce sont les pillages, le vol ou la grivèlerie (partir sans payer). Mais, il s’agit alors d’une appropriation frauduleuse que toutes les sociétés ont proscrite, sauf en ce qui concerne les razzias réalisées en temps de guerre en territoire ennemi, qui sont valorisées et moralement justifiées, car imposées à des étrangers à la communauté. « Tu ne déroberas point » est le huitième des dix commandements rapportés par Moïse, dans la mythologie juive. Bien sûr, il existe d’autres modalités de transfert de valeurs que le troc, le commerce ou le vol. C’est le don que l’on retrouve sous diverses formes (cadeaux, legs, aumônes, offrandes, pourboires, étrennes, aides pécuniaires …). Le sociologue Marcel Mauss a démontré que tout don implique systématiquement un contre don. Le fait d'offrir sans contrepartie apparente est sous-tendu, au plus par l’attente d’un présent en retour, au moins par une reconnaissance, une estime de soi renforcée, voire un espoir pour les croyants qu’on se souvienne post mortem de leur générosité. Cela signifie-t-il que seul l’égoïsme préside aux relations humaines ?…et vraie solidarité ?
S’il existe toujours une compensation qu’elle soit matérielle ou symbolique au don, celui-ci structure aussi le vivre ensemble. Ce peut être par exemple dans une logique de réciprocité : ce qui est offert est accordé dans l’attente de recevoir à son tour un équivalent, mais pas forcément immédiatement. Donner aujourd’hui à celui qui en a besoin peut alors impliquer de recevoir à son tour, ultérieurement, en cas de nécessité. Mais l’offre peut aussi intervenir dans un esprit de redistribution des richesses. On est alors dans une logique de solidarité : celui qui possède beaucoup renonce à une partie de son avoir, par simple altruisme, pour permettre à celui qui n’a pas d’en profiter à son tour. On a vu qu’il en ressentira une sensation de satisfaction qui est une forme de contre don. L’offre peut tout autant relever de la transmission intergénérationnelle : ce que les parents ont reçu de leurs propres parents, ils le transmettent à leurs enfants, qui à leur tour le transmettront à leur propres enfants. On passe de la dette au don. Et puis, il y a cette prise en charge par la collectivité de certaines dépenses au travers d’un service public qui assure une prestation au profit de l’ensemble de la société, à l’image de l’école qui forme les citoyens à un coût non négligeable. Ainsi, un parcours sans redoublement de la maternelle au BAC professionnel coûtait en 2007 à la société 116.790 €. C’est là un choix permettant de garantir l’accès au savoir et à la formation à un métier, indépendamment des ressources propres de la famille.Vers un service public de l’animation ?
L’animation peut-elle être gratuite, nous interrogeons-nous dans le titre de cet article. On peut à présent reformuler notre question : peut-on faire prendre en charge le coût de l’animation par un tiers qui ne soit pas le bénéficiaire ? C’est déjà, en partie, le cas, comme nous l’avons abordé précédemment avec les aides et subventions multiples existantes. Peut-on aller au-delà, en considérant que, l’animation faisant partie intégrante de l’action éducative à l’égard de l’enfant, elle puisse être financée plus ou moins intégralement par la collectivité, indépendamment des ressources de la famille. On serait alors dans une perception de ce secteur comme un service public. Rien n’interdit cette hypothèse. Tout est question de priorité. C’est l’impôt qui permettrait alors de le faire. Mais, notre époque contemporaine est très peu favorable à cette perspective, le citoyen moyen aspirant à la multiplication du nombre et de la qualité des prestations assurées par le service public, tout en réclamant la diminution des prélèvements obligatoires. Moins d’Etat, c’est le choix de nos gouvernants qui veulent réduire subventions et financements, sauf pour les banquiers au bénéfice de qui l’Etat providence a été ressuscité.Comment se forme un prix ?
On distingue la valeur d’usage (intérêt intrinsèque : à quoi cela va être utile), de la valeur d’échange (les proportions de l’échange : tant de l’un contre tant de l’autre). La première se mesure à la satisfaction personnelle retirée. La seconde varie en fonction du marchandage (négociations pour faire varier l’évaluation) ou la loi de l’offre et la demande (plus un produit ou un service est demandé ou rare, plus il est surévalué et inversement). Le coût correspondant à ce qu’il fallu dépenser pour le produire ne correspond donc pas forcément au prix final. En simplifiant beaucoup, celui-ci dépend à la fois de l’attrait qu’il exerce (valeur d’usage), mais aussi de son abondance et des négociations entre l’acheteur et le vendeur (valeur d’échange).
La gratuité en acte
La culture de la gratuité trouve un écho croissant, depuis quelques années. Ainsi, de l’accès au savoir (sites internet), à la culture (musées), à l’information (journaux), aux transports (réseaux de bus urbains) … qui se déclinent sans médiation monétaire directe. Il faut distinguer ce qui relève parfois d’une stratégie commerciale (quotidiens gratuits en fait financés par la publicité), du culte de la liberté (revendication d’une toile considérée comme un lieu par excellence de libre expression et échange, parfois au détriment des droits d’auteur), mais aussi d’un investissement (privilégier les transports en commun aux voitures), du choix d’ouvrir largement au public un domaine (musées).
Lire interview : Thomas Philippe - Prix de l'animation
Jacques Trémintin - 01/11/09
Bibliographie
► « La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social » DE GAULEJAC Vincent, Seuil, 2005
Voilà une charge implacable, mais néanmoins fortement argumentée. Chacun est convoqué au service d’une économie entrée dans une quête de performance et une guerre de position où la seule alternative serait de gagner ou de disparaître. Le nouveau management a tourné le dos au système hiérarchique et disciplinaire qui imposait le contrôle par un surmoi sévère et vigilant. Il l’a remplacé par l’adhésion, l’implication subjective et l’implication affective du salarié, cherchant à transformer l’énergie libidinale en force de travail. Il exige que celui-ci projette son propre idéal dans celui de la firme qui l’emploie. Quand l’individu ne répond pas ou plus à ces exigences, il est alors rejeté. Son employabilité est mesurée à sa capacité de mobilité, de disponibilité et d’adaptabilité.
► « Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation » CHAUVIERE Michel, la Découverte, 2007
Ce qui s’infiltre insidieusement dans le secteur social c’est une chalandisation qui s’abreuve aux sources de la raison gestionnaire. Le leurre principal consiste à faire croire que l’on placerait l’usager au cœur des pratiques. Or, les concepts issus du secteur marchand telles la démarche qualité, la satisfaction de l’usager, l’évaluation, l’efficacité se heurtent aux limites qu’oppose l’insolvabilité des populations bénéficiaires. On assiste à une inversion des valeurs fondatrices. L’action sociale qui était jusque là orientée vers les usagers dans le besoin bascule vers les besoins des usagers, besoins segmentés et disloqués comme autant d’objets susceptibles d’être vendus comme des services. La collectivité à qui revenait la responsabilité de redistribuer une fraction du revenu national se voit supplantée par l’option que chacun aurait à faire sur le bon opérateur susceptible de lui apporter le meilleur service.
► « La gouvernance des associations. Economie, sociologie, gestion » Christian Hoarau et Jean-Louis Laville, érès, 2008
Les associations qui avaient rêvé de bénévolat, de gratuité, de générosité et de travail en commun harmonieux, vivent parfois des enjeux de pouvoir, des conflits violents, des identités non reconnues, un sentiment de perte de projet et donc de sens. La dirigeance associative, qui est passée successivement des mains des figures religieuses et paternalistes à des personnalités contestataires et charismatiques, est de plus en plus investie par une technocratie managériale qui s’inspire des techniques de gestion scientifiques des marchés. Certes, le contexte de restriction financière ambiant peut expliquer l’adaptation aux exigences de transparence financière et d’adéquation entre les recettes et les dépenses posées par les financeurs. Pour autant, le non respect des spécificités associatives présente le risque de compromettre durablement leur efficacité et leur efficience.
► « De la gratuité » Jean-Louis Sagot-Duvauroux, éditons de l’éclat, 2006
Par tradition, la culture de la gratuité est associée contre le marché, à un mode alternatif de penser les échanges, à des démarches d'émancipation sociale, au don. L’auteur dénonce les puissants effets de brouillage qu’elle subit. Internet entremêle inextricablement vraies et fausses gratuités, les stratégies marketing annexent sans complexe l'attrait du mot gratuit, les télévisions ou les journaux gratuits sont le cheval de Troie du tout marchand publicitaire, alors que de grandes gratuités sociales comme l'école publique ou l'assurance maladie subissent une crise grave et que la mécanique du profit semble occuper tout l'horizon. A quel prix peut-on encore dire avec Bruce Sterling : « Gratuit comme l'air, l'eau... gratuit comme la connaissance » ?