La démarche qualité

Améliorer les prestations proposées à leur public : c’est l’un des soucis permanents des intervenants de l’animation, et ce qu’ils soient professionnels ou occasionnels. Ils ont appris à le faire et le font spontanément, en n’imaginant pas faire autrement. La méthodologie de la démarche qualité, importée du monde du commerce et de l’industrie, pourrait-elle leur être utile à encore mieux améliorer cette démarche ? Rien de moins sûr, trop de différences séparent le secteur lucratif d’un côté avec ses impératifs de rentabilité et l’économie sociale et solidaire e l’autre, à laquelle s’honore d’appartenir le monde associatif en général et celui de l’animation en particulier, qui se réfère à l’utilité sociale. Démonstration dans ce dossier qui en appelle plus à la résistance qu’au compromis.
 
L’évaluation au coeur de l’action de l’animateur
L’évaluation s’impose d’elle-même, comme une approche inhérente à tout projet mené par l’animateur. Elle est intégrée à son quotidien. Il en use à chaque fois qu’il met en œuvre une action, comme un retour légitime de la pertinence de ce qu’il a mené.

S’il y a un sujet familier aux animateurs, c’est bien celui de l’évaluation. Ce concept est partie intégrante de la méthodologie de projet qui constitue le cœur de cette fonction. Que ce soit en stage Bafa ou Bafd ou en formation professionnelle, l’apprentissage de cette technique est considéré comme le B-A BA de toute intervention auprès de quelque public que ce soit. Elle est tellement intégrée à la profession que celle-ci l’applique, sans forcément en avoir conscience. C’est quasiment une approche naturalisée et banalisée.

 

Pour mémoire

Rappelons le cheminement de cette démarche : un intervenant ou une équipe conçoit l’idée d’une activité ou d’une animation. Comment passer de cette représentation purement abstraite à sa mise en action concrète ? Un procédé devenu maintenant classique a été conçu pour aider à cette élaboration. On distingue traditionnellement cinq étapes. La première consiste à  réaliser un diagnostic (les besoins, les attentes, les atouts et contraintes de l’environnement…). Puis, vient la définition précise des objectifs : principaux quand on veut définir les intentions et les finalités recherchées, opérationnels lorsqu’il s’agit de préciser des buts très concrets à accomplir. Troisième étape, le repérage des ressources nécessaires, de celles qui existent déjà et de celles à mobiliser : sur qui et quoi s’appuyer, qui solliciter comme partenaires. Toute cette réflexion permet, en quatrième période, de mettre au point un plan d’action précisant les modalités d’application, les phases de déroulement ainsi que les échéances. Le projet peut alors être mis en œuvre : c’est la cinquième étape. Il serait curieux de s’en arrêter là et de ne pas se poser la question du degré de réussite atteint et de la satisfaction engendrée tant du côté des usagers que des intervenants. Et c’est bien là la sixième partie de la démarche de projet : l’évaluation. On peut la symboliser à travers un triangle dont les trois angles sont constitués respectivement des objectifs, des moyens mis en œuvre et des résultats obtenus.
 

Ce qu’est l’évaluation

Le côté reliant les objectifs et les résultats renvoie à l’efficacité : a-t-on atteint les ambitions affichées ? Le côté situé entre la pointe des objectifs et celle des moyens s’intéresse à la cohérence : a-t-on mobilisé le potentiel en rapport avec ce que l’on voulait réaliser. Quant au côté mettant en relation les moyens et les résultats, il va concerner l’efficience : les ressources consacrées à l’action sont-elles proportionnées au résultat obtenu ? Toute une méthodologie existe, là aussi, pour déterminer des critères et des indicateurs de réussite. Nous n’y entrerons pas. L’essentiel est de rappeler que cette évaluation intéresse au plus haut point tous les acteurs de l’intervention. L’usager, en premier lieu, qui aspire à voir l’action qui lui est proposée correspondre le mieux possible à ses aspirations. L’opérateur, ensuite, qui attend dans ce retour sur l’animation menée à la fois une valorisation et un éclairage sur ce qui a fonctionné et ce qui n’a pas réussi, afin d’améliorer sa manière de procéder, la fois suivante. Le financeur, enfin, qui cherche à mesurer si l’investissement consenti l’a été au bon endroit, au bon moment avec les bons opérateurs, en vue d’une pérennisation de leur action. On ne peut donc que valider cette démarche d’évaluation comme nécessaire et utile, mais aussi indispensable au regard de l’engagement de satisfaction et de bienfaisance qui constituent l’exigence de base de toute opération menée dans le domaine de l’animation. Comme on va le vérifier dans la suite de ce dossier, ce n’est pas tant cette méthodologie de projet éprouvée et largement utilisée qui pose problème, en elle-même, que son instrumentalisation au service de valeurs qui lui sont vraiment étrangères.
 
 
L’évaluation avant, pendant et après
Il serait réducteur de ne situer l’évaluation qu’en fin de projet (ex-post), pour mesurer les conditions de sa réalisation et l’écart entre ce qui était souhaité et ce qui a pu se concrétiser, ce qu’on appelle « l’étude d’impact ». Une évaluation peut aussi bien avoir lieu avant sa mise en œuvre (ex-ante). C’est ce qu’on appelle aussi l’« étude de faisabilité » qui consiste à identifier ce qui est réalisable et les effets que l’on peut en escompter. Mais l’évaluation peut encore se dérouler d’une manière  concomitante et continue, tout au long du déroulement de l’action. A tout moment, peut donc intervenir l’appréciation de que l’on est en train de réaliser.

 
Une démarche qualité contestable et contestée
Ce n’est pas tant l’évaluation qui est à remettre en cause, que l’application de critères comptables ou d’exigences relevant des sciences dures qui, pour être familières au secteur marchand ou scientifique, sont tout à fait inappropriés à l’animation.
 
Une entreprise lucrative qui investit dans de nouvelles machines est dans l’attente légitime d’un retour sur investissement. Elle cherche à ce que le capital ainsi utilisé lui rapporte un supplément de bénéfices, soit sous la forme de la diminution des coûts de production, soit sous la forme d’un accroissement de la qualité du produit ou du service proposé au consommateur, améliorant en conséquence sa position sur le marché, en la rendant plus compétitive face à la concurrence. C’est exactement ce que recherche la démarche qualité : accroître les performances. L’évaluation en découlant s’inspire des sciences dites « dures » ou encore « exactes » qui fonctionne sur des modèles reproductibles et généralisables. De la même façon que la théorie de la tectonique des plaques permet d’expliquer la dérive des continents et ainsi prévoir la possibilité d’activités sismiques de la croûte terrestre sur une ligne de faille, l’évaluation de tel geste technique dans une production de biens ou de services donnée peut permettre de réduire le temps de production. Cette évaluation a pour objectif final de permettre à l’entreprise de réaliser toujours plus de profits, ce qui permettra  aux actionnaires de recevoir toujours plus de dividendes  et de ne pas choisir d’investir dans d’autres secteurs plus rémunérateurs. Les politiques néo-libérales déployées par les gouvernements successifs, largement appuyés par l’Union européenne, cherchent depuis des années, à appliquer au secteur des services à la personne une mise en concurrence libre et non faussée et de les soumettre à la même logique de marché que le secteur du commerce et de l’industrie. Or, s’il existe bien un certain nombre d’entreprises privées qui salarient des animateurs pour proposer à leurs clients des activités de loisirs, c’est bien loin de représenter la majorité du cadre d’emploi de cette profession, pour laquelle, l’économie de marché est totalement antinomique.
 

L’animation n’est pas une marchandise

Ce secteur relève de la logique de service public. Là où l’entreprise recherche avant tout à dégager des bénéfices, l’animation n’ambitionne aucun enrichissement, se donnant pour objectif l’éducation des plus jeunes et la participation à la culture du plus grand nombre. Là où l’entreprise retire ses ressources de la vente de son produit ou de son service, l’animation est financée à la fois par les impôts, les allocations sociales et les contributions des familles. Là où l’entreprise relève de l’initiative privée, les opérateurs du monde de l’animation émanent des collectivités publiques ou des associations du secteur de l’économie sociale et solidaire. Utiliser les logiques du commerce et de l’industrie fondées sur la recherche du profit individuel, pour évaluer les politiques publiques basées sur l’intérêt commun est totalement aberrant. Et c’est pourtant ce que l’on cherche à nous imposer dans une démarche qualité structurée autour de repères et de références universels, destinés à mesurer une prétendue efficacité. Or, tout ce qui a trait à l’action éducative, culturelle et sociale est marqué par une telle diversité de comportements, de réactions et de réflexes du public concerné, qu’il est impossible de déterminer, à coup sûr, les facteurs de réussite. Pour essayer de les identifier, les sciences humaines ont conçu une multitude de modèles d’interprétation. Chaque discipline possède de multiples écoles qui parfois se complètent, mais le plus souvent se contredisent. Chaque école voit ses partisans appliquer ses principes, en les adaptant à chaque situation humaine rencontrée. Et chaque application dépend du moment où elle a lieu, de la réaction de la personne concernée, du contexte, de l’intervenant... Parce qu’elle s’appuie sur une illusion, toute démarche qualité constitue un leurre.
 
 
L’animation doit-elle « satisfaire ses clients » ?
Sur un site du gouvernement, la démarche qualité en matière de service à la personne est définie comme suit : « Satisfaire ses clients. Renforcer la relation de confiance, fidéliser sa clientèle, attirer de nouveaux clients. Renforcer la crédibilité de sa structure sur son territoire, face à la concurrence, les autorités de contrôle, les financeurs. Optimiser ses ressources humaines, financières, matérielles. » Contrairement à ce que l’on veut nous faire croire, l’animation n’est pas un service marchand s’adressant à des « clients », devant se montrer plus compétitif que la concurrence, afin d’attirer le chaland.
http://www.dgcis.gouv.fr/


Quelle mesure qualité pour l’animation ?
Le raisonnement soutenu dans ce dossier ne consiste pas à nier toute utilité à l’évaluation, mais à dénoncer son instrumentalisation comptable. Reste à définir des modalités à mettre en œuvre qui guident l’action, tout en évitant les effets pervers.
 
Premier piège à éviter, l’élaboration de critères comptables. Dans son ouvrage sur les « stratégies absurdes »(1), Maya Beauvallet explique fort bien comment ces indicateurs savamment élaborés se heurtent à la même dérive : ils incitent à satisfaire la tâche spécifique mesurée, au détriment de celles qui ne le sont pas. Certes, dans les premiers temps, on constate une amélioration des résultats évalués. Mais, cela ne démontre en rien un quelconque gain d’efficience, bien plutôt une meilleure connaissance de ce qui est demandé et une amélioration de la stratégie pour s’y adapter, à moindre effort. On fixe comme critère la fréquentation ? On va tout faire pour l’accroître, en renonçant à prendre le risque de proposer une nouveauté qui pourrait dans un premier temps rebuter. Ce n’est plus la qualité que l’on recherche, mais l’amélioration des seuls résultats quantitatifs. Autre leurre, la conformité à un modèle standard. Dans leur ouvrage sur la « Folie évaluation »(1), les auteurs expliquent la menace que fait peser la réduction de la dimension polysémique et multidimensionnelle d’une réalité toujours plus complexe à une rationalité pratico formelle : ne restent plus alors que l’homogénéisation et la normalisation de la spécificité humaine transformée en unité commensurable. Ce qui importe ce n’est plus l’innovation, l’originalité et la créativité d’une action, mais son adéquation à des indicateurs techniques de performance et à des critères de rentabilité immédiate. Ce n’est plus la fin qui justifie les moyens, mais les moyens qui justifient la fin, quand ils ne finissent pas par se justifier, par eux-mêmes. On nage en pleine confusion entre valeur et mesure, qualité et quantité, excellence et norme comptable. Mesurer la réussite d’une animation implique d’entrer dans une approche à chaque fois singulière respectant la complexité de chaque situation. Retenons quatre principes qui n’ont rien d’exhaustif.
 

L’incertitude de ce qui est efficace

Premièrement, distinguer les attentes des différentes parties en présence. Celles d’un groupe d’ados dans une posture de consommateurs passifs ne sont pas les mêmes que celles d’une équipe les incitant à adopter démarche plus active. Il faut donc déterminer ce que l’on va évaluer : la demande des jeunes ou l’objectif de l’équipe d’animation ? Second point, ne pas réduire le succès d’une action au seul registre statistique. La forte fréquentation d’une soirée visant à retransmettre un match de coupe du monde de foot doit-elle être considérée comme mieux réussie, qu’une activité réunissant dix fois moins de participants parce que consacrée à un concours de pétanque entre les jeunes et les anciens de la maison de retraite du même quartier ? Troisième balise, ne pas chercher à établir une relation linéaire de cause à effets entre l’objectif initial fixé et la consécration effective. La proposition consistant à se rendre au stade pour assister à une rencontre sportive qui échoue du fait de la panne du véhicule et qui se transforme en un match sur le terrain municipal avec le groupe d’adultes qui s’y entraînaient : c’est à la fois un échec (au regard de ce qui était initialement projeté) et une réussite (en terme de renforcement du lien social). Quatrième axe, renoncer à toute rationalité universelle. Ce qui fonctionne à un moment échouera à un autre, en fonction de facteurs les plus variables. La soirée dansante réussie la semaine précédente sera désertée la fois suivante, parce que le groupe de jeunes se sera divisé, à cause de disputes et de fâcheries. L’évaluation ne peut que tenir compte de ces incertitudes, de ces contingences et de la variabilité de la nature humaine. C’est en collant à cette instabilité, que l’on peut élaborer des critères fiables, parce qu’à la fois relatifs, souples et réalistes.


(1) voir rubrique ressources
 
 
Évaluation et rentabilité
La dimension chronophage de l’évaluation absorbe de plus en plus de moyens humains et financiers, menaçant la rentabilité qu’elle prétend favoriser. Une étude américaine a ainsi calculé que le coût des dépenses administratives de l’évaluation du système de santé équivaut à 31% du budget qui lui est consacré ! Ce qui n’empêche pas de pousser leur logique vers l’absurde : l’assurance maladie de l’Oregon n’a pas hésité à adresser un courrier à deux patients, pour leur refuser une opération du cancer, argumentant de la faible chance de survie (inférieure à 5%). Elle leur a toutefois donné un avis favorable au financement de leur suicide assisté (légal dans cet État) !
 
 
 
Ressources
« Élaborer un projet : guide stratégique »
Tony Noce et Patrick Paradowski, Chronique Sociale, 2004
Structuré autour de la méthode Nopanyck cet ouvrage permet à l'équipe de faire des propositions d'actions sans pression de conformité. Les propositions retenues tiennent compte de l'intérêt des acteurs, des coûts ainsi que des risques encourus. C'est un outil d'aide à la décision et à la gestion des risques. La rédaction des objectifs des projets, ainsi que des outils d'évaluation est facilitée. La démarche est très détaillée et précise. Elle est utilisable dans son ensemble ou de façon thématique car chaque phase peut être abordée de façon autonome. Cet ouvrage est destiné aux professionnels et administrateurs bénévoles de la vie associative tous champs confondus : socioculturel - social - politique de la ville - insertion par l'économique - culture - sport - éducation spécialisée - centre de loisirs, etc.
 
« La folie évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude »
Alain ABELHAUSER, Roland GORI, Marie-Jean SAURET, Ed. Mille et une nuits, 2011
L’évaluation se déploie sous la bannière de l’efficacité et du pragmatisme. Comment peut-on s’opposer à une quête dont la légitimité se rattache à l’identification de la meilleure prestation à apporter (en maximisant sa qualité) et de la préoccupation toute autant nécessaire de rendre des comptes à la société (en rentabilisant les deniers publics) ? Sous une apparence de bien fondé et de pertinence, cette démarche pourrait bien avoir des conséquences infiniment plus perverses et négatives que les bénéfices qui en sont attendus. A l’image de cet arbitraire dans le choix méthodologique tant de mesurer tel élément, plutôt que tel autre que dans l’interprétation des résultats obtenus. La pertinence d’une action est réduite à des indicateurs techniques de performance et à des critères de rentabilité immédiate.

« Les stratégies absurdes. Comment faire pire en croyant faire mieux » 
Maya BEAUVALLET, Seuil, 2009, 152 p
Depuis 30 ans, la nouvelle doxa managériale prétend avoir trouvé la manière d’améliorer la réussite des agents économiques, tout autant que celle des administrations. La motivation principale de l’activité humaine tiendrait tout entière dans l’intérêt individuel concrétisé par l’appât du gain ou le contraire la peur de perdre des sources de revenus. Il suffirait donc d’organiser toute une série d’incitations financières corrélées à des indicateurs d’efficacité à respecter. La réalité est bien plus complexe, les désirs des Hommes étant infiniment divers, leurs préférences des plus variables et leurs humeurs souvent inconstantes. La recherche délibérée de motivations étrangères (extrinsèques) à l’individu a eu pour conséquences de rompre avec les notions de devoir et d’engagement, autant de motivations internes (intrinsèques) qui poussaient l’individu dans une logique de l’honneur, à accomplir le mieux sa tâche.
 
« La tyrannie de l’évaluation »
Angélique DEL REY, La découverte, 2013
Être évalué paraît généralement aller de soi. Or ces évaluations sont tout à fait paradoxales : au nom de la rétribution au mérite, elles dénient le mérite véritable et engendrent un climat délétère de concurrence et de sauve-qui-peut ; au nom de « plus d’efficacité », elles créent une forme inédite d’inefficacité ; au nom de l’objectivité, elles écrasent les différences, standardisent, normalisent. Elles unidimensionalisent une vie multiple, ignorent les conflits qui font le coeur de l’individu comme de la société et, surtout prétendent être justes et efficaces en dehors de toute situation concrète, réelle. Face à cette omniprésence de l’évaluation et de ses méfaits, l’auteur propose une analyse originale, qui, au-delà de la critique, réfléchit aussi à des pistes alternatives.
 

Lire l'interview Del Rey Angélique - Démarche qualité
 

Jacques Trémintin - Journal de L’Animation ■ n°148 ■ avril 2014