Les neurosciences et l'enfance

Neurosciences : vers un changement de paradigme ?

L’étude du fonctionnement du cerveau apporte de multiples éclairages pour comprendre la longue maturation de l’enfant. Elle permet aussi d’interroger les postures éducatives.
 
L’apport des neurosciences devient de plus en plus incontournable dans la prévention de la maltraitance infantile. L’une des illustrations les plus récentes de cette importance croissante se retrouve sans doute dans le rapport issu de la conférence de consensus tenue fin 2016 (voir encadré). Que nous explique-t-il ? Qu’avec sept cents nouvelles connexions neuronales se formant à chaque seconde, le cerveau du bébé est dans une période cruciale de la construction de son architecture, la plasticité cérébrale étant alors à son degré maximal. C’est là que s’élaborent les fondations dont dépendra le futur potentiel de l’enfant à se développer cognitivement, émotionnellement et socialement et ses capacités à prendre sa place dans la société. Cette structuration étant en grande partie conditionnée par les interactions de l’enfant avec son entourage, les communautés de chercheurs insistent sur l’importance des attitudes congruentes tout au long de sa croissance, mais plus particulièrement entre sa naissance et ses 36 mois. L’adulte sachant se montrer attentif aux signaux du bébé, réussissant à les déchiffrer et à y répondre d’une manière adéquate crée un lien apaisant, l’enfant étant alors gagné par un sentiment d’intelligibilité et de maîtrise de son environnement. Par contre, son exposition précoce à un stress chronique pèsera sur ses capacités cérébrales présentes et à venir de régulation de la rage et de l’anxiété, de l’impulsivité et de l’agression. Si les distorsions et les déficits ainsi créés n’auront pas forcément de conséquences irrémédiables, une stratégie de prévention apparaît infiniment plus économe en souffrance, plus rationnelle et plus prometteuse que les efforts de remédiation engagés après coup.
 

L’attachement sécure

En éclairant les répercussions respectives des différentes postures éducatives, les neurosciences ont validé expérimentalement la pertinence du concept d’attachement conçu il y a 60 ans par Bowlby et approfondi ensuite par Mary Ainsworth. Dès 1958, les deux chercheurs mettaient en effet en évidence le besoin primaire, inné, biologiquement déterminé pour le bébé d’établir une relation rassurante avec des adultes se montrant sensibles et attentionnés à son égard. Cette base de sécurité permet au petit d’homme de développer une image positive de lui-même, de faire l’apprentissage de compétences nécessaires en matière d’habiletés sociales et d’aller explorer le monde, en toute confiance. Critiquée par l’orthodoxie psychanalytique lui reprochant de faire l’impasse sur la question des désirs et des fantasmes, cette théorie fit l’objet de nombreuses études niveau internationales, reproduisant l’expérimentation initiale, afin d’infirmer ou de confirmer ses résultats. Il s’est avéré qu’à chaque fois, dans 65 % des cas, la qualité satisfaisante des interactions entre le bébé et des adultes ayant une fonction protectrice durable produisait un schème d’attachement « sécure » favorable à son épanouissement et source de valorisation et d’estime de soi. Dans 35% autres situations, l’attachement dit « insécure » était responsable de nuisances potentiellement perturbantes pour son développement ultérieur. Favoriser le sentiment de sécurité de base du bébé devrait donc constituer l’objectif central de toute éducation en général et de toute prévention de la maltraitance infantile, en particulier. Bien sûr, l’enfant a besoin d’être nourri, lavé et mis à l’abri du froid. Il doit bénéficier de soins de santé et d’un sommeil récupérateur. De même, doit-on l’encourager dans l’expérimentation de sa capacité à inter agir avec le monde qui l’entoure. Sans oublier les limites et le cadre sur lesquels il s’appuie pour se contsruire. Toutes ces postures éducatives qu’elles soient d’ordre physiologique ou relationnelle sont incontournables, si l’on veut garantir sa qualité de vie et l’équilibre de son développement. Mais, la réponse apportée n’aura pas le même impact selon la forme qu’elle adopte.
 

La pyramide des besoins

Tous ces besoins de l’enfant s’emboitent, comme dans une poupée gigogne, en étant reliés à la nécessité première de vivre un lien sécurisant avec des adultes. Ce socle fondamental relève d’une dynamique universelle : tous les enfants, quels qu’ils soient et quelle que soit leur culture, doivent recevoir des réponses dont la variété des formes relève de cette même exigence. Telle est la profonde conviction exprimée lors d’une journée d’étude (1), par Eliane Corbet, Directrice au CREAI Auvergne Rhône Alpes, elle-même participante à la Conférence de consensus. C’est sur cette base que se déclinent ensuite, explique-t-elle, les besoins spécifiques liés à la négligence, à la maltraitance ou à la déficience parentales. S’il s’avère indispensable de s’adapter aux situations particulières liées à ce type de configuration familiale atypique, cela doit n’intervenir qu’après avoir garanti la base de sécurité de l’enfant. Ce deuxième niveau est complété à son tour par un troisième : les besoins particuliers, le cas échéants, liés à la compensation du handicap. Certains enfants relevant à la fois de la protection de l’enfance et du médico-social souffrent de la faible porosité entre de ces deux secteurs qui s’ignorent trop souvent, agissant chacun de leur côté, sans opérer l’articulation nécessaire. Un quatrième niveau se rajoute à cette pyramide, celui concernant directement la protection de l’enfance : les besoins liés aux modalités et conditions de prise en charge. Les effets iatrogènes issus du mal-être face au placement, les aléas du déroulement de la mesure judiciaire, les incertitudes d’un parcours pouvant s’avérer chaotique constituent autant de facteurs pouvant venir perturber, eux aussi, le développement de l’enfant.
 

Quelles implications ?

Le cadre de référence proposé par la conférence de consensus a déjà été adopté par vingt-cinq départements. Il devrait impulser des modifications majeures dans les pratiques en protection de l’enfance. La première d’entre elles devrait placer au cœur de l’action socio-éducative la sécurité de base de l’enfant, ce méta-besoin comme le désigne le psychologue québécois Carl Lacharité appelé à témoigner devant la conférence de consensus. Analyser la capacité du milieu familial à garantir l’apaisement du bébé, mesurer son degré de sérénité, évaluer le niveau de bienveillance qu’il propose : tels devraient être les critères à vérifier, en priorité. C’est ce que propose le modèle d’évaluation participative des situations familiales élaborée par le CREAI Rhône Alpes. Première étape, un état des lieux portant tant sur les atouts que les carences dans trois domaines : le contexte socio-économique dans lequel vit l’enfant, l’état de sa santé et de son développement ensuite, enfin les modalités dans lesquelles s’exercent les fonctions parentales. La synthèse et la mise en perspective de ce diagnostic devrait alors permettre d’élaborer une stratégie d’accompagnement et l’élaboration d’un plan d’action intégrant une évaluation des effets de l’intervention.
La seconde mutation potentielle, avance Éliane Corbet renvoie au processus d’habituation. Ce concept, élaboré au Québec, désigne la diminution de la vigilance face à la fréquence de la confrontation aux dysfonctionnements familiaux. Le refus de porter un jugement de valeur, l’acceptation des différences et la tolérance qui constituent le cœur de la culture des travailleurs sociaux. Mais cette posture présente un effet pervers pouvant s’avérer dévastateur, dès lors où elle anesthésie les signaux faibles (et parfois forts) du mal-être de l’enfant. Ce que les professionnels doivent attendre du niveau de développement des enfants qu’ils accompagnent, ce n’est ni plus, ni moins que ce qu’ils peuvent constater chez les enfants qui ne bénéficient pas d’une mesure de protection.
 

Portées et limites

La troisième des mutations possibles tient dans le renoncement à la préservation inconditionnelle du lien de filiation qui constitue très souvent la préoccupation principale des services sociaux. S’y substituerait la volonté de mesurer non le maintien, mais la qualité de ce lien. Ce qui compterait dès lors, c’est bien de reprendre la trajectoire entravée de l’enfant : dans sa famille s’il est possible de la faire évoluer, dans un milieu bien plus stimulant, si l’environnement devait s’avérer par trop toxique. Ces évolutions signent bien là dans un changement de paradigme. Plusieurs écoles ont été potentiellement sources d’inspiration pour la conférence de consensus dans une logique écosystémique : les théories développementale, psychanalytique, systémique, socio-culturelle, sans oublier les travaux de la commission Rouzel sur les axes de la parentalité. Les apports des neurosciences sur le développement du cerveau ont contribué à privilégier la théorie de l’attachement. Pour autant, l’avènement d’une pensée monolithique présente le risque d’une dissolution de la complexité au profit d’une vision simplificatrice et réductrice. Édouard Philippe, juge des enfants à Bobigny, expert lui aussi au sein de la Conférence de consensus, l’a fort bien illustré dans sa réponse donnée à une question qui lui fut posée : « qu’attendez-vous des rapports que les professionnels transmettent aux magistrats ? ». Son propos fut bref et limpide : « qu’ils soient prédictifs des risques encourus pour le développement de l’enfant ». Que l’idéologie du maintien à tout prix des liens avec les parents soit en perte de vitesse, on ne peut que s’en réjouir. Mais, va-t-on devoir dorénavant mesurer dans nos rapports le degré d’attachement insécure de l’enfant, en y joignant le scanner de l’atrophie de l’hippocampe ? Gagnerons-nous au change, quand nous aurons remplacé le familialisme (« le meilleur des placements ne vaudra jamais pas la pire des familles ») par le scientisme (« la science décrit le monde tel qu’il est ») ? Une telle question mérite d’être posée !


(1) Journée universitaire de pédiatrie médico-légale intitulée « Conséquences des violences sur la santé des enfants et des adolescents ».
 
 
Genèse d’un rapport
En 2014, le gouvernement dressait une feuille de route en vue de réformer la protection de l'enfance, qui se concrétisera par la loi votée le 14 mars 2016. Parmi les 101 propositions d’action, la neuvième prévoyait de « mener une démarche de consensus pluridisciplinaire et transversale afin d'asseoir un corpus scientifique partagé définissant le périmètre, le contenu, voire les outils d'analyse contribuant à l'appréhension des besoins fondamentaux, universels et spécifiques de l'enfant en protection de l'enfance ». Cette conférence de consensus s’est réuni fin 2016, quinze experts représentatifs de la diversité des disciplines, des rôles et fonctions auditionnant plus d’une cinquantaine personnalités Le rapport final a proposé une synthèse des points de convergence obtenu à l’issue de cinq mois de travaux intensifs, de réflexion collective, de débats parfois vifs, mais avec un souci toujours partagé d’améliorer la politique de protection de l’enfance.
« Démarche de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant en protection de l’enfance » rapport remis par Marie Paule Martin-Blachais à Laurence Rossignol, 28 février 2017, La Documentation française, 129 p. http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/174000173/index.shtml 
 
 
 Lire l'interview : Filliozat Isabelle - Les 7-12 ans

 
Quand les neurosciences éclairent les effets de la maltraitance
Que nous apprennent les sciences cognitives sur les effets des violences éducatives ?
 
Les travaux du docteur Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l'association Mémoire traumatique et victimologie (2)  apportent une réponse très didactique à la question : que se passe-t-il dans le cerveau d’un enfant victime d’une agression physique ou sexuelle ? (3) L’amygdale cérébrale située dans son lobe temporal fait disjoncter son circuit émotionnel. La production à haute dose d’hormones de stress (adrénaline et cortisol) lui permet d’échapper au risque vital que fait courir une émotion extrême. Mais, si cette anesthésie protège le sujet d’évènements terrifiants, elle crée dans le même temps un état de sidération psychique qui paralysie les fonctions supérieures du cerveau situées dans le cortex, bloquant alors toute représentation mentale. Tout est mélangé, sans identification, ni tri, ni contrôle possible : sentiments de terreur, de détresse, de douleur et de mort imminente, mais aussi de honte, de culpabilité et d’estime de soi dégradée. Les blessures physiques ou mentales sont alors enfouies dans une mémoire traumatique de l’événement non intégrée et piégée dans certaines structures de l’encéphale, différente de la mémoire autobiographique normale. Cette amnésie reste parfois prégnante sur une longue période. Tant qu’il se sent en danger, l’enfant met tout en œuvre pour se dissocier. Il va très mal, mais il contient tout en lui. Quand il hurle, c’est en silence. Mais si les souvenirs liés à ce vécu douloureux sont alors neutralisés et placés à distance, ils ne se sont pas pour autant effacés. À tout moment, les circuits de la mémoire qui avaient un moment été court-circuités peuvent être réactivés. Cette mémoire enkystée, « fantôme » hyper sensible et incontrôlable est prête à exploser, réitérant avec le même effroi et la même détresse les événements violents, les émotions et les sensations qui y sont rattachés. Émergeant alors sous la forme de flash-back ou des réminiscences envahissants, l’enfant revit ou rejoue ce qu’il a vécu, ressentant les odeurs et les sensations perçues à l’identique de la façon dont ils se sont manifestés au moment du traumatisme. Il peut alors mimer ce qu’il a enduré, répéter ce qu’il a entendu ou reproduire les agressions subies sur d’autres enfants. Paradoxalement, c’est quand il se sent en sécurité, bénéficiant par exemple d’une séparation d’avec la source de la blessure reçue et vivant dans un milieu apaisant et bienveillant, qu’il va remettre en scène le traumatisme vécu. Ces crises peuvent parfois être explosives et particulièrement difficiles à gérer. Mais, elles montrent que l’enfant reprend vie. L’une des stratégies de protection qu’il peut mettre en œuvre correspond à des conduites de contrôle, d’évitement et d’hypervigilance vis-à-vis de tout ce qui est susceptible de faire exploser la mémoire traumatique. Mais, il peut aussi provoquer des conduites de dissociation lui permettant de calmer l’état de tension intolérable ou tenter d’éviter sa survenue : soit, en absorbant des produits psychotropes, soit par la sécrétion de ces endorphines aux effets voisins que l’organisme produit sous l’effet du stress. L’auto agression, les violences contre autrui, les mises en danger, les passages à l’acte délinquants le plongent alors dans ce sentiment d’irréalité, d’étrangeté, d’absence lui donnent alors le même sentiment d’être spectateur d’un film qu’il regarde qu’au moment du traumatisme initial. Ces manifestations sont trop souvent assimilées à des dysfonctionnements individuels, rarement comme les conséquences des traumatismes vécus. Le défi de la protection de l’enfance est d’intervenir suffisamment tôt pour permettre au cerveau de se réparer.
 
 
(1) https://www.memoiretraumatique.org
(2) Journée universitaire de pédiatrie médico-légale intitulée « Conséquences des violences sur la santé des enfants et des adolescents » & « La prise en charge médicale des enfants victimes » Murielle Salmona in « Le parcours judiciaire de l’enfant victime » érès, 2015


Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1226 ■ 03/04/2018