Durand Pierre - Coéducation

« La coéducation doit permettre la cohérence des différents lieux d’éducation mais éviter leur intégration totale »

Pierre Durand est directeur général de L’ACCOORD-ALIS à Nantes. Il est Président de la Fédération Nationale des Francas.

Les Francas placent la co-éducation comme l’un de leurs objectifs prioritaires. Pourquoi ?

Pierre Durand : Cela part plus d’une observation que d’un principe. Les conditions dans lesquelles se réalise l’éducation répondent à une contradiction majeure : l’enfant a, comme tout individu, une perception globale de la vie. Or, son éducation est organisée de façon segmentée. C’est d’ailleurs un constat général : plus les sociétés avancent, plus elles ont tendance à apporter des réponses fractionnées à tel ou tel sujet, l’éducation n’échappant pas à ce processus. Avant la création de l’école laïque et obligatoire, la prise en charge de l’enfant était du ressort de la famille. Quand l’institution scolaire a été créée, a commencé la division des interventions éducatives. Puis, est intervenu le secteur du temps des loisirs qui a pris au fil des décennies, une place croissante. On ne le sait pas toujours, mais un tiers du temps de vie de l’enfant y est aujourd’hui consacré. En un an, l’école est ouverte 900 heures. Si on y ajoute le temps de restauration on atteint 1100 heures. Un centre de loisirs ouvre entre 1100 et 1300 heures par an. Il y a donc à la fois une exigence d’éducation qui se veut la plus globale possible et une organisation sociale de nos sociétés modernes qui a tendance de plus en plus à scinder les moments éducatifs.

 

Justement : comment dépasser cette contradiction ?

Pierre Durand : Les Francas participent de l’observation de ces évolutions et confortent la conviction que l’éducation de l’enfant doit nécessairement être diversifiée entre différents lieux éducatifs ayant chacun ses spécificités très marquées. Cela représente d’abord une grande richesse susceptible de stimuler les diverses potentialités de l’enfant. C’est aussi la garantie que l’éducation offerte ne soit pas mono couleur et soit, au contraire, capable de répondre à ses besoins de liberté et d’autonomie. Dans le même temps, rester dans une séparation totale entre ces différentes approches, c’est aller à l’encontre de leur nécessaire cohérence. Il est important de rappeler cette complexité. Il ne s’agit pas de tomber dans une approche conservatrice et totalisante qui chercherait à revenir à un seul lieu éducatif comme dans les sociétés antérieures. Vouloir la coordination de tous les lieux d’éducation de l’enfant nécessite de bien réfléchir à toute la philosophie générale qui sous-tend cette problématique. En elle-même, elle ne pose pas problème : ce qu’il faut interroger, c’est pourquoi on la met en œuvre et dans quelle perspective.

 

Quelles sont les actions concrètes menées par votre association pour dépasser cette contradiction ?

Pierre Durand : Notre première démarche consiste à expliquer les mécanismes qui sont à l’œuvre. Nous tenons un discours explicatif qui cherche à former à cette problématique, d’une façon générale en direction de l’opinion publique et plus particulièrement vers les intervenants du secteur socio-éducatif. Ces derniers sont confrontés à cette question, ne serait-ce qu’au travers d’un rapport à l’école qui est aujourd’hui de plus en plus important. Que ce soit dans le cadre de l’accompagnement scolaire ou de l’aide à la lecture ou encore tout simplement du simple fait des regroupements spatiaux fréquents qui font se voisiner l’école et certains centres de loisirs. Ce travail de formation se fait sur les idées, mais aussi sur les pratiques et les savoir-faire pédagogiques. Notre deuxième axe concerne les relations avec l’école que nous avons su au fil des années construire même si c’est très largement insuffisant. Mais le domaine qui nous semble aujourd’hui prioritaire concerne les parents. Dans ce domaine, notre secteur a toujours été historiquement assez faible. Bien sûr, nous avons toujours considéré la famille comme un lieu d’éducation essentiel. Mais, alors que le secteur socio-éducatif s’est donné une réputation de plus grande innovation, c’est l’école qui a su bien mieux que nous se donner des moyens visibles de leur attribuer une certaine place ( ne serait-ce qu’au travers des conseils d’école du primaire ou des conseils d’administration du secondaire). Nos idées peuvent apparaître volontaristes, mais, au bout du compte, elles n’ont pas trouvé de traduction extrêmement concrète qui soit déchiffrable sur le terrain par les parents. Objectivement, en matière d’instruments que ceux-ci pourraient utiliser,  reconnaissons-le, nous sommes très en retard.

 

Dans quel sens faudrait-il donc aller ? 

Pierre Durand : Cela pourrait par exemple se traduire au niveau de certaines instances. Ainsi, quand on développe les projets éducatifs locaux, la part envisagée pour les parents dans le processus reste assez marginale. C’est plutôt le champ institutionnel qui est tout de suite partie prenante. Autre illustration, dans nos propres fonctionnements d’activité de loisirs, cette place n’est pas beaucoup plus développée. Elle est effective au travers d’un certain nombre de manifestations, mais elle reste occasionnelle. Elle ne relève pas d’une conception suffisamment élaborée. Ce qui nous a amenés, lors de notre dernier congrès, à dire qu’il faut aller sur une conception beaucoup plus déterminée du rapport aux parents en nous orientant, y compris, vers une forme d’institutionnalisation, par la création systématique de conseils de parents (ce qui ne se fait pratiquement pas à l’heure d’aujourd’hui). Mais tout cela n’est pas suffisant. Il faut aussi s’interroger sur ce en quoi va consister cette articulation que nous souhaitons amplifier. Est-ce pour influer sur le comportement parental et répondre ainsi à la tendance très forte aujourd’hui qui affirme que les familles feraient moins bien leur travail qu’auparavant ou est-ce pour leur donner un rôle dans le champ socio-éducatif ? Il faut faire là un effort de définition. En ce qui concerne les Francas, notre position est claire : en ouvrant nos institutions aux familles, nous voulons les considérer comme partenaires à part entière. Qu’elles découvrent une autre approche de l’éducation et qu’elles en tirent  un certain d’enseignement constitue un bénéfice potentiel, mais secondaire.

 

Quels sont à votre avis les obstacles à la réalisation de cette coéducation ?

Pierre Durand : Quand on segmente un système, il est toujours plus difficile de retrouver les fils qui réunissent les différents éléments de ce système.  Il y a d’abord cette difficulté là. D’autres obstacles sont d’ordre plus idéologique. Tous ceux qui sont convaincus de la pertinence de la coéducation doivent attribuer une valeur égale à chacun des lieux éducatifs. Croire que son propre secteur serait, par nature, supérieur aux autres, constitue un obstacle important au travail de collaboration. Puis il y a des difficultés d’ordre plus fonctionnel : comment, très concrètement, vont s’articuler les moments du milieu familial, scolaire et de loisirs sans empiéter trop les uns sur les autres. Il y a un troisième obstacle, plus conjoncturel : si l’éducation consiste bien à former des adultes qui au travers de l’enfant et de l’adolescent accèdent à un mode de vie pacifié et respectueux de l’autre, relevant plus de la raison que de la passion, on peut considérer qu’elle est aujourd’hui mise en difficulté. Ce que nous renvoie aujourd’hui un certain nombre d’adolescents n’est pas sans nous interroger. C’est l’occasion pour chaque secteur d’attribuer à l’autre la responsabilité de cet échec éducatif : la famille met en accusation l’école qui n’épargne pas non plus la famille. Le secteur des loisirs n’est pas encore trop visé, mais cela peut aussi arriver. Une telle attitude crée la méfiance et la suspicion peu propices à une coéducation de qualité.

 

Cheminer côte à côte semble une voie semée d’embûches...

Pierre Durand : Effectivement, mais nous ne souhaitons pas forcément les faire disparaître toutes ! J’évoquais tout à l’heure cette division des rôles éducatifs depuis plus d’un siècle. L’enfant et l’adolescent bénéficient directement de cette segmentation. Ils savent ce qu’ils peuvent faire à tel endroit qu’ils ne feront pas à tel autre. A contrario, il n’est qu’à évoquer la colère d’un jeune quand l’animateur lui dit qu’il va se mettre en contact avec ses parents. Cette division, les jeunes la ressentent, contrairement aux adultes, comme un bénéfice plus que comme une incohérence. Aux Francas, même si nous souhaitons que la cohérence se perfectionne, nous ne rêvons pas d’un système complètement intégrateur qui ne laisserait pas les espaces de respiration nécessaire. On risquerait alors de dériver sur une conception unique avec un seul mode de vie et de comportement. La division des fonctions reste l’un des axes essentiels de la démocratie. On la retrouve dans la répartition entre les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires. On la trouve aussi dans la gouvernance de l’entreprise. C’est là, la condition pour éviter les absolutismes.

 

Dans une logique prospective, quels efforts reste-t-il à accomplir pour renforcer la coéducation ?

Pierre Durand : L’axe qui me semble essentiel à développer à l’avenir est, comme je l’ai dit précédemment, celui qui concerne la place des parents qui ne doivent plus être de simples usagers, mais prendre une véritable place d’acteur que ce soit à l’école ou dans notre secteur. Leur permettre de jouer un rôle social, c’est aussi le moyen de les revaloriser aux yeux de leurs enfants. Si on ne prend pas les moyens de rendre plus lisible leur rôle, nous prenons le risque d’induire un comportement de plus en plus consommateur par rapport aux activités, ce que justement on ne veut pas. Déjà, de plus en plus, ils demandent le programme de la semaine de loisirs, ce qu’ils ne faisaient pas il y a de cela quelques années. Les 35 heures ont eu pour effet sur les centres de loisirs, un net fléchissement de la fréquentation les lundi et vendredi qui se rajoutent à la traditionnelle chute du mercredi. Les parents se répartissent pour garder les enfants chez eux en utilisant pour cela les jours de congés supplémentaires qu’ils peuvent prendre en début ou en fin de semaine. D’où des comportements de plus en plus consommateurs : on recherche avant tout l’attractivité de la journée fréquentée et plus l’aspect vie de groupe et continuité. Si on ne sait pas gérer cela face aux parents, le centre de loisirs pourrait bien devenir un simple lieu récréatif et perdre la valeur ajoutée éducative qui lui a été reconnue au cours des années.

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

Journal de L’Animation  ■ n°35 ■ janv 2001