Bernard Jean-Paul - Psychanalyse

Réserver la psychanalyse à l’espace privé entre l’analysant et l’analysé

Jean-Paul Bernard est psychologue clinicien, formateur et psychothérapeute. Il utilise la psychanalyse, non comme une doctrine qui aurait pour vocation de s’appliquer de manière universelle, mais, au-delà de sa pratique de thérapeute, comme un support créatif et productif de sens, limité à l’espace privé de la relation de l’analysant avec l’analysé.

La psychanalyse apparaît très souvent comme une approche qui cherche à  donner une interprétation globalisante et universelle du psychisme humain : qu’en pensez-vous ?

Jean-Paul Bernard : ma réponse sera très contrastée, selon que l’on privilégie l’existence d’un corpus théorique avec ses références, ses écoles et ses mouvements qui revendiquent une interprétation de la construction du soi, de la pensée et de l’intime ou que l’on choisit d’évoquer un cheminement au sein d’un espace thérapeutique, celui de la cure. Lorsque l’analyste se met au travail avec l’analysant, il ne propose pas, en tant qu’écoutant, une interprétation élaborée à partir d’une théorie ou d’un dogme, mais une approche de la personne dans sa totalité. Ce qui semble novateur et pertinent dans la psychanalyse c’est justement d’avoir mis au centre de la réflexion portant sur la compréhension de l’être humain, un psychisme, qui ne peut pas s’entendre hors du soma, le corps, comme l’ont particulièrement bien montré les travaux de Winnicott. Toute autre est la question de savoir si la psychanalyse est une théorie qui peut s’adresser à l’ensemble de l’humanité, au-delà du temps et des cultures. Je suis assez critique sur cette idée. Certes, tout énoncé d’une parole quelle qu’elle soit, qui est sous-tendue par une théorie, modifie l’environnement humain. Mais, ma fréquentation de l’ethnopsychiatrie me convainc de la nécessité, pour comprendre l’être humain, d’intégrer une approche transversale tant au niveau de la langue, que des représentations sociales de la famille ou encore des conceptions culturelles très diverses existantes comme celle par exemple du rapport à la vie et à la mort. Je m’interroge, par exemple, sur la possibilité d’aborder la problématique d’une personne originaire d’Afrique, en s’appuyant sur le complexe d’oedipe qui n’a pas pour elle la même implication que pour nous.

 

Certaines des interprétations proposées par la psychanalyse peuvent parfois surprendre par leur désinvolture, voire leur incongruité. Pourtant, personne ne semble les mettre en doute…

Jean-Paul Bernard : l’interprétation doit être perçue dans sa dynamique et non comme  un dogme statique. L’espace dans lequel elle évolue est toujours singulier et référé à deux personnes : l’analysant et l’analysé. Cet espace est tissé par la relation de transfert et du contre-transfert et de celui des rêves qui vont faire l’objet d’un travail dans la cure. Il l’est aussi des représentations qui sont issues de la libido, mais qui restent propres à la personne et sont uniques. L’analysé garde en mémoire des instants importants qu’il a vécus depuis qu’il est né. Sa pensée, ses rêves, sa façon de ressentir et de voir vont en être imprégnés. Des travaux passionnants ont été réalisés par le couple Vasse concernant l’impact de la trajectoire de la naissance sur des milliers de dessins qu’ils ont récoltés auprès d’enfants. L’interprétation qu’ils ont proposée a montré comment ces documents rendent compte, de façon inconsciente et intuitive, du développement de l’être humain. De là, à en tirer une valeur universelle, ce serait un dévoiement et la perversion d’une démarche qui est avant tout intime et secrète. On peut faire un travail d’observation et de recherche à partir de l’espace du divan et de l’analyse. Chercher à en tirer des conclusions extérieures ne me semble ni opérant, ni valable. Cela relève plus de la construction d’une vulgarisation commerciale, que du domaine véritablement de la clinique et de la thérapie. L’interprétation se réfère à un travail du psychisme de l’analyste, en présence d’une activité de pensée, d’expression et de parole de l’analysé. C’est quelque chose qui n’a rien d’universel mais qui est au contraire unique.

 

La psychanalyse est-elle pour vous une science ?

Jean-Paul Bernard : si par science, on entend un corps de savoirs qui se transmet avec des constantes, des reproductions d’expériences et de résultats, alors bien sûr la psychanalyse n’est pas une science. Car, comme dans toute relation ou cheminement personnel, rien ne peut se reproduire, ni être établi définitivement. L’approche de cette question doit nous faire réfléchir sur les modes et les contenus de transmission de la psychanalyse.

 

Les psychanalystes semblent tout particulièrement cultiver la dispute : ils ne semblent jamais d’accord entre eux. Cela ne nuit-il pas à cette discipline ?

Jean-Paul Bernard : la psychanalyse perçue comme une discipline me semble être contradictoire avec une psychanalyse considérée comme un art. S’il s’agit avant tout de défendre un groupe ou une chapelle, je demeure critique sur cette orientation mais interroger cette contradiction me paraît fécond quant à l’évolution de la psychanalyse. Certaines personnes que je suis en thérapie reviennent parfois sur un rêve qu’elles ont fait deux ou trois ans auparavant. Se pose la question de leur interprétation. Cette démarche ne doit pas être statique mais dynamique. On élabore ensemble pour comprendre ce rêve. Il ne s’agit pas de rechercher ce qui serait la « bonne interprétation ». C’est à partir de tel ou tel épisode de leur présent, que l’on propose un éclairage. Je ferai une comparaison avec ce que vivent les mélomanes. Quand on écoute différentes versions des sonates de Schubert, des symphonies de Mahler ou des cantates de Bach, chacun va préférer l’une ou l’autre, jusqu’à ce qu’une nouvelle interprétation vienne surpasser les précédentes. Ce qui n’empêchera pas de conserver en mémoire toutes celles connues et aimées, chacune pour des raisons propres, chacune produisant des effets qui ne s’opposent pas, mais qui viennent frapper les sens et l’esprit d’une manière différente. De même les interprétations ne s’excluent pas mutuellement. Elles viennent se compléter. On choisit celle qui semble, à un moment donné, la plus signifiante.

 

Si vous deviez garder deux ou trois concepts essentiels de la psychanalyse, lesquels choisiriez-vous ?

Jean-Paul Bernard : il y a des concepts généraux grâce auxquels je travaille beaucoup depuis de nombreuses années avec les enfants qui souffrent de troubles graves de la personnalité. C’est d’abord le couple formé par la pulsion de vie et la pulsion de mort et qui me semble fondamental. Est-ce qu’il a été uniquement énoncé par Sigmund Freud ou n’était-il pas déjà présent mais formulé différemment dans  d’autres approches psychologiques et philosophiques ? En tout cas, il est pour moi particulièrement opérant. Un autre concept, peut-être plus confidentiel, mais avec lequel je travaille aussi beaucoup, c’est celui conçu par Winnicott et qui a été repris ensuite par Didier Anzieu : le couple espace transitionnel et « moi-peau ». Et puisqu’il faut choisir, je retiendrai le couple conscient/inconscient, en sachant qu’il y a continuité entre l’un et l’autre. Quand je privilégie ces notions, c’est parce qu’elles m’ont été suggérées par le  travail de cure. Je vais jusqu’à dire qu’elles m’ont quasiment été enseignées, voire même soufflées par les personnes, et notamment les enfants avec qui je travaille depuis trente ans.

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

Journal de L’Animation  ■ n°99 ■ nov 2008