Filliozat Isabelle - Emotions

Psychologue clinicienne, exerçant comme psychothérapeute depuis 1982, formatrice en relations humaines et communication, ayant animé une multitude de stages et de formations dans tous secteurs, conférencière brillante sillonnant le pays, auteure de plus de dix ouvrages, Isabelle Filliozat rattache au courant de la psychologie humaniste. De par les écrits qu’elle a consacrés à la question des émotions et la sensibilité et la justesse avec lesquelles elle en parle, elle était la personnalité idoine pour nous éclairer sur ce que provoquent ces émotions, surtout, quand on se refuse de les écouter. Nous l’avons rencontrée juste avant une conférence donnée à Nantes le 14 mars.

D’où vient cette volonté si longtemps partagée de mettre les émotions à distance ?

Isabelle  Filliozat : il y a plusieurs réponses possibles à votre question. La première est très concrète : il est difficile de tolérer les émotions d’un enfant, quand on a été habitué depuis qu’on est tout petit à les réprimer soi-même. C’est la raison pour laquelle cette situation perdure: ces émotions que l’enfant est amené à exprimer fait résonner toutes celles qui sont enfermées en nous. Et, comme on a peur d’être débordé par ce qui se passe tant à l’intérieur de soi que de l’enfant, on préfère se protéger en réfrénant les émotions et en coupant avec elles. Mais, en agissant ainsi, on lui apprend de fait, lui aussi, à refouler ce qu’il ressent. Ce qui explique la reproduction de ces attitudes, de génération en génération. Maintenant, cela n’explique pas ce qui s’est passé à l’origine. J’analyse cela sous l’angle du pouvoir. Pour dominer l’autre et le soumettre une société hiérarchisée, il est nécessaire de lui apprendre à se détacher de ses émotions. Car, s’il se met à les reconnaître et à les accepter, il peut se mettre à faire ses propres choix et donc à refuser d’obéir. L’exemple flagrant est celui des guerres. Pour s’attaquer à un autre peuple ou conquérir un territoire, il est impératif d’avoir des soldats qui obtempèrent, sans réfléchir et surtout sans ressentir. A la fin de la guerre de 1914-1918, on a trouvé beaucoup de fusils intacts : ils n’avaient jamais servi. Les hommes n’aiment pas tuer. Dans certaines circonstances, ils peuvent se comporter de façon cruelle et prendre plaisir à détruire la vie. Mais de manière générale, tous ces jeunes hommes n’étaient pas prêts à devenir des guerriers. Il a fallu le leur enseigner. Et cela commence par leur apprendre à obéir sans hésitation aux ordres de leurs supérieurs. Pour y arriver, il est nécessaire de les endurcir et de les rendre insensibles à ce que peut ressentir l’autre. Réprimer ses émotions sert tant dans l’armée, que dans la famille ou dans la société à soumettre à l’autorité qui vous commande, sans se poser la question de savoir si l’on a envie ou non d’exécuter ce qu’on vous demande de faire.

 

Mais à ne pas vouloir réprimer l’expression de ses émotions, n’y a-t-il pas un risque de se trouver débordé par elles ?

Isabelle  Filliozat : quand le petit bébé commence à ressentir une émotion, il peut être débordé par elle. Il a besoin de la présence rassurante de ses parents pour l’aider à ne pas être submergé. Cela peut aussi arriver à l’âge adulte, tant qu’on  n’a pas de cadre de compréhension. Le simple fait de vouloir commencer à faire émerger ses émotions comporte effectivement le risque d’être débordé. Mais c’est justement parce que, en tant qu’enfant, nous les avons accumulés sans apprendre à les reconnaître, ni à mettre des mots dessus et non parce qu’on veut enfin leur permettre de s’exprimer. Ensuite, il ne faut pas confondre comme on le fait trop souvent, émotions et sentiments. Nous nommons émotion tout ce qui se passe au fond nous, alors que très souvent ça n’en est pas. C’est une réaction adaptative et physiologique qui se déroule en trois phases : charge, tension et décharge. Cette dernière étape est la plus visible. Elle ne dure pas plus de quelques minutes. Tout a commencé bien avant, dès l’instant où l’on sent monter en soi une énergie destinée à faire réagir. Si je suis, par exemple, en voiture et qu’un autre véhicule fonce sur moi, je vais ressentir de la peur : j’ai le sentiment que le temps se ralentit, mes poils se dressent, mon attention est maximale, je vais faire tout mettre en oeuvre pour résoudre le problème. Une fois que ma voiture est sur le côté et que j’en descends, je me mets à trembler et à crier. Mais cela, ce n’est pas la peur. C’est la décharge de la peur. C’est cette dimension qu’on interdit le plus souvent dans nos sociétés. Le résultat, c’est qu’on reste en tension et qu’on ne réussit pas à l’évacuer.

 

Vous parlez d’intelligence du cœur et de grammaire émotionnelle : pouvez-vous nous en décliner les principes essentiels ?

Isabelle  Filliozat : l’intelligence émotionnelle c’est la capacité non seulement d’identifier, mais aussi de savoir faire le tri entre nos émotions et nos sensations et de comprendre pourquoi nous éprouvons des sentiments à tel ou tel moment. Il y a des lois, des règles et une construction qui s’apparentent à une grammaire relationnelle. Si nous les ignorons, nous pouvons faire toute une série d’erreurs qui créent des conflits tant dans nos rapports familiaux que professionnels. Tout cela ne s’invente pas, mais doit s’apprendre. Pour ce qui me concerne j’ai créé une école qui propose des stages de formation. Cela  se passe en plusieurs cycles. Le premier apporte tous les fondements de ce que chacun devrait savoir. Mais dans l’idéal, tout cela devrait être enseigné à l’école, dès la maternelle. J’espère que cela viendra. Cela permettrait de mieux vivre ensemble. J’évoquais tout à l’heure la fréquente confusion entre émotion et sentiment parasite. Ils sont très différents l’une de l’autre.  Plus j’exprime une émotion, plus elle se libère. Plus j’affirme un sentiment, plus je le renforce. Manifester une vraie colère, cela dure quelques minutes, se laisser aller à sa haine, cela peut prendre des générations. Si je laisse quelqu’un exprimer son angoisse, sa jalousie ou sa dépression, je ne vais pas l’aider. Par contre, si je l’accompagne dans la recherche des émotions qui se cachent derrière, je vais lui permettre de progresser.

 

A contrario, quelles sont les attitudes à proscrire ?

Isabelle  Filliozat : s’il est bien une attitude que l’on doit éviter d’avoir, c’est de prendre pour soi la réaction de son interlocuteur. Lorsqu’un jeune vous insulte, on a vraiment tendance à prendre cette injure pour soi. Cette réaction est destructrice pour l’intervenant, car il se sent blessé. Il risque alors de réagir, soit en culpabilisant, soit en agressant verbalement, à son tour, le jeune. On rentre alors dans une spirale des plus malsaine. Quand un jeune s’exprime, il parle de lui. On doit garder toujours en tête cette référence : le premier réflexe doit être de ne pas se sentir concerné. Il ne faut d’ailleurs pas rester physiquement en face. Dans ce type de situation, je fais un pas de côté afin de décélérer mon rythme cardiaque et le sien et je me place de trois quarts, comme s’il s’agissait de permettre à ce jeune de sortir tout le fiel qu’il a en lui, tout en évitant de le prendre en pleine face. Ce jeune est en train d’expulser quelque chose qui l’a mis en colère. J’ai surtout besoin de prendre conscience de sa fureur et de sa douleur. Je lui dis alors que j’entends sa rage ou son irritation, tout en refusant d’en être le destinataire. Si je suis capable de ne pas me laisser atteindre par ses attaques, le jeune commencera à me considérer comme quelqu’un de solide en qui il peut peut-être commencer à faire confiance. Il pourra alors me dire ses vrais sentiments et pas seulement des insultes.

 

N’est-il pas difficile d’être disponible aux émotions de l’enfant, quand soi-même, on a du les réprimer ?

Isabelle  Filliozat : c’est très difficile, voire impossible, si l’on n’est pas conscient de la réalité des blessures de son enfance. Si on a identifié combien nous avons souffert de la répression de nos émotions quand nous étions petit, on peut plus facilement être disponible à l’enfant et lui permettre d’exprimer ses propres émotions. Mais tant que nos émotions anciennes ne sont pas libérées, nous allons parfois manquer d'outils de compréhension. On ne saura pas totalement s’identifier à ce que ressent l’autre. L’un des axes principaux de l’intelligence du coeur, c’est l’empathie, cette capacité à se mettre à la place de l’autre et à sentir ce qu’il ressent. Dès lors qu’on nie ses propres émotions, comment réussir à les accepter chez les autres ? Il peut alors être nécessaire de suivre une formation, voir une thérapie qui est toujours un plus inestimable. En tant que thérapeute, je ne peux qu’encourager à rencontrer quelqu’un, afin de reprendre contact avec soi-même. Même s’il y a dans ce secteur comme dans tous les autres, des charlatans, je ne connais pas beaucoup de personnes qui ne soient pas sorties heureuse d’un tel travail sur elles-mêmes.

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

Journal De l’Animation  ■ n°90 ■ juin 2008