Lambert Jacques - Enfant difficile
Ce qui compte ce n’est pas le degré de difficulté de l’enfant, mais la qualité de la réaction des adultes
Jacques Lambert est Directeur d’un Institut de Rééducation accueillant des enfants souffrant de troubles du caractère et du comportement. Après un parcours d’éducateur spécialisé auprès de différents publics d’enfants porteurs de handicaps, Jacques Lambert s’est consacré à ces enfants qu’on traite fréquemment de « caractériels ».Il les côtoient depuis 22 ans. Son établissement a servi de support à un reportage qui sera présenté le samedi 20 Juin à 13h30 sur TF1.
Il est courant d’affirmer qu’il y a de plus en plus d’enfants difficiles. Qu’en pensez-vous ?
Jacques Lambert : Je ne pense pas que ce soit ainsi qu’il faille poser le problème. Ce qui est de plus en plus fréquent aujourd’hui, ce ne sont pas les enfants difficiles, mais des adultes qui sont de plus en plus en difficulté pour donner et tenir le cadre nécessaire ainsi que pour apporter les réponses que les enfants attendent. Cette situation est en grande partie due à la tentation qu’ont certains parents de s’en remettre, pour l’éducation de leurs enfants, à l’enseignant, à l’animateur ou à l’éducateur qui se présentent comme des « spécialistes ». Du coup, ils ne se sentent plus forcément compétents pour réagir. Il est facile ensuite de dire qu’ils sont démissionnaires... ils sont surtout parfois débordés et déstabilisés par la pression exercée par les professionnels. Ce qui n’a rien fait pour arranger la situation, ce sont les campagnes contre les maltraitances. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause leur légitimité, mais de souligner certaines conséquences tout à fait dommageables. Certains adultes ont pu en déduire qu’on ne pouvait plus s’opposer aux enfants, ni leur dire non. Alors que les protéger, c’est leur montrer que le chemin est balisé des deux côtés : du côté des comportements abusifs des adultes, mais aussi de celui des attitudes inacceptables des enfants. Si les parents doivent être mis en garde contre toutes les formes de mauvais traitements, il ne faut pas pour autant les déposséder des moyens qui sont à leur disposition pour exercer leur autorité.
Notre société serait donc dominée par l’enfant-roi ?
Jacques Lambert : je ne le crois pas non plus. L’enfant qu’on prétend être roi est peut-être justement celui-là même qu’on n’entend pas suffisamment. L’enfant est trop souvent oublié dans ses demandes. Depuis toujours, il cherche, dans la rencontre avec l’adulte, à être guidé face aux questions qu’il se pose pour se construire. Il désire surtout qu’on lui montre la voie. Quand il est petit, il considère l’adulte comme un exemple, comme un modèle. Il pense qu’il va lui baliser le chemin et lui indiquer par où passer. Quand il devient adolescent, même s’il est devenu physiquement plus costaud et peut faire éventuellement peur, ses questions sont de même nature, sa démarche n’est pas fondamentalement différente. Il reste toujours en attente. Et cela est tout aussi vrai pour les enfants difficiles qui ne cherchent pas tant à ébranler les adultes, ni la société, qu’à vérifier où se situe le mur au-delà duquel il ne pourra pas aller. C’est justement quand ils ne le trouvent pas qu’ils viennent tout bousculer : si le mur recule, ils poseront un acte encore plus important ... jusqu’à ce qu’on les arrête. Ceux qui sont le plus en difficulté sont ceux qui sont contraints de pousser les adultes de plus en plus loin dans leurs retranchements. Ils sont obligés, en quelque sorte, à leur insu, de poser des actes de plus en plus violents, pour vérifier jusqu’où on va les laisser agir.
Tout dépendrait alors de la qualité de la réaction des adultes ?
Jacques Lambert : Je pense, effectivement, que c’est essentiel. Lorsque l’enfant pique des bonbons dans la boite, alors que ses parents le lui ont interdit, ce n’est pas seulement par gourmandise. C’est aussi pour vérifier si on va le laisser faire. Si c’est le cas, il pourra très bien passer à l’étape suivante : peut-être carrément aller les voler, ces bonbons. C’est donc bien l’adulte qui doit tenir le cadre qu’il pose. Et cela commence par les choses les plus anodines de la vie quotidienne. Il y a quelque chose qui me frappe beaucoup, c’est le langage qu’on a laissé dériver, sans trop réagir. On accepte que des enfants utilisent devant nous des mots de plus en plus grossiers ou tiennent des propos à caractère sexué ou raciste, voire même morbide, sans intervenir. Aujourd’hui, leur expression la plus fréquente quand ils sont en colère, c’est « je vais te tuer ». Bien entendu, cela ne correspond pas à une véritable intention. Mais, les mots ont un sens, la parole, cela veut dire quelque chose. Et ce vocabulaire a, pour les générations d’avant, une lourde signification. Les institutions qui nous envoient des enfants nous les présentent comme terribles. Placés devant les règles de la vie quotidienne, certes, ils cherchent à remettre en cause le cadre posé. Mais, ils finissent par s’y soumettre comme si, au final, cela les rassurait et les sécurisait. Ils en arrivent à accepter de vrais « non », dès lors qu’ils sont posés par des adultes (que ce soit des éducateurs, des animateurs ou des enseignants) qui ont totalement intégré cette attitude et ne transigent pas.
Qu’est-ce qui est le plus efficace face à ces enfants : le dialogue ou la sanction ?
Jacques Lambert : L’un et l’autre sont complémentaires. Mais la première chose est sans doute le dialogue : on ne peut pas commencer par la sanction. Quand, par exemple, on mène un atelier de sport ou d’expression, on commence généralement à poser le cadre. Naturellement, l’enfant va essayer de le bousculer pour repérer la marge de manœuvre dont il dispose : est-ce qu’il a le droit d’entrer ou de sortir de l’atelier quand il le veut ou prendre le matériel sans demander etc... ? Celui qui est garant du cadre doit pouvoir mettre des mots sur les limites qu’il donne. L’enfant qui transgresse doit être confronté à une sanction qui puisse prendre du sens. Et cela ne peut se faire qu’à condition de l’accompagner d’une réparation. Il faut, en outre, que la réaction de l’adulte soit juste, proportionnelle à la faute et qu’elle soit parfaitement comprise de la part du jeune. Si elle ne respecte pas ces conditions, elle ne sert pas à grand chose, pouvant alors apparaître comme une simple vengeance de la part de l’adulte, ce qui peut provoquer animosité et rancune.
Quelles sont les attitudes adultes qui vous semblent les moins appropriées et celles qui sont les mieux adaptées ?
Jacques Lambert : Ce qui est le plus à proscrire, ce sont des comportements tels le recul, la fuite, la peur, le laisser faire, la tentative de faire copain copain, le refus de toute confrontation ou encore l’illusion qu’en acceptant de petites compromissions, l’enfant n’ira pas plus loin. Si l’on accepte, par exemple, que l’enfant vienne à l’atelier de sport avec la casquette sur la tête et sans sa tenue, il sera tenté d’aller beaucoup plus loin : il y a de grandes chances qu’il essaye de pourrir la séance. Si on commence par une franche explication sur la question du port de la casquette ou pas et qu’on ne l’autorise pas à franchir cette barrière là, il ne cherchera pas à atteindre les barrières suivantes. Je résumerai l’attitude qui permet le mieux à l’adulte d’assurer son atelier en quatre points. La première chose, c’est de proposer une activité qui soit stimulante. Si l’enfant s’ennuie, il sera bien plus tenté de mettre le bazar. Il faut, ensuite, lui expliquer les limites dans lesquelles il va agir, de façon à ce que celles-ci soient bien comprises. Dès lors que ce cadre peut faire l’objet d’un dialogue, il peut apparaître sécurisant et être accepté. Face aux transgressions possibles, l’attitude de l’adulte doit être double : ne pas feindre d’ignorer l’enfant tout en faisant preuve d’une certaine tolérance (il y a des jours où celui-ci sera de bonne humeur et d’autres non).
Un adulte mis à bout peut être amené à adopter des comportements violents : comment l’éviter ?
Jacques Lambert : il ne faut pas que les adultes qui sont confrontés à des enfants qui bousculent en permanence le cadre et les limites, soient laissés seuls face à leurs émotions et à leurs inquiétudes. Pour éviter que les violences ne se cristallisent, il est nécessaire qu’ils disposent d’espaces de parole leur permettant de s’expliquer avec des collègues ou d’autres personnes sur ce qu’ils ressentent. Il ne faut pas qu’ils accumulent en eux des récriminations contre un enfant, sans pouvoir à un moment ou à un autre, d’une façon ou d’une autre, s’en libérer. Sinon, le risque d’un dérapage est alors réel. Et c’est l’enchaînement de l’adulte, poussé à bout et perdant la distance nécessaire qui entre dans une violence ayant pour seul objectif que d’écraser celui qu’il a en face de lui. Si c’est le cas et que l’adulte se rend compte de lui-même qu’il a été envahi par des émotions et qu’il n’a pas pu contenir ses gestes ou ses propos (certains mots pouvant faire bien plus mal que des coups), il faut alors tenter de réinstaller le dialogue. L’intervention d’un tiers s’avère nécessaire pour permettre à l’adulte et à l’enfant d’entrer dans une dynamique de restauration. Il n’y a que par l’échange que l’on pourra recoller les morceaux. C’est d’autant plus important de le tenter que cela permet d’éviter que l’enfant confronté à la violence d’un adulte n’en nourrisse une méfiance tenace envers tous les autres adultes.
Un enfant qui pose un acte de violence à l’égard d’un adulte va être durement sanctionné. Qu’en est-il d’un adulte qui pose ce même acte envers un enfant ?
Jacques Lambert : Le rapport à la loi doit être le même pour un adulte que pour un enfant. Si on applique pour l’un le passage devant l’autorité, la sanction et la réparation, il doit en être de même pour l’autre. Il y a une évolution ces dernières années chez les jeunes professionnels qui reconnaissent qu’ils ne sont pas infaillibles et qu’ils peuvent faire des erreurs face aux enfants et le reconnaître, s’excuser et même d’être sanctionné pour cela.
Propos recueillis par jacques Trémintin
Journal de L’Animation ■ n°50 ■ juin 2004