Jésu Frédéric - Maintien des liens
Le maintien des liens doit rester le principe, et leur dissolution l’exception
Frédéric Jésu, chargé de mission « enfance familles » à la Direction de l’action sociale, de l’enfance et de la santé de Paris, refuse que quelques cas dramatisés remettent en cause le nécessaire retissage des relations entre les enfants placés et leurs parents. Il explique pourquoi.
Entre ceux qui, considérant les liens familiaux comme primordiaux pour la construction de l’enfant, préconisent de les préserver à tout prix, et ceux qui, affirmant que ces liens ne sont pas forcément bons par essence, proposent d’étudier au cas par cas, ce qu’il convient de faire (maintien des liens ou séparation temporaire, voire définitive), comment vous situez-vous ?
Frédéric Jésu : J’ai pratiqué la pédopsychiatrie de 1979 à 1991, puis de 1999 à 2001, en exerçant la responsabilité, partielle ou totale, de secteurs publics de psychiatrie infanto-juvénile. Je me suis toujours interdit de généraliser à l’ensemble des familles concernées par le dispositif de protection de l’enfance ce que je voyais, apprenais et comprenais du petit nombre de celles dont j’avais à connaître dans le cadre particulier qui était alors le mien. Trop de psychiatres, en étendant sans précaution à toute la société les hypothèses qu’ils forgent, négligent de mentionner qu’elles proviennent d’observations cantonnées, par définition, à des situations problématiques ou douloureuses. Les réalités et les difficultés familiales ne relèvent pas de la seule psychopathologie, surtout en période de libéralisme économique triomphant ! Dans d’autres fonctions où j’ai été amené, comme je le suis actuellement, à travailler sur les politiques familiales locales, nationales, étrangères, les sociologues et les anthropologues ont toujours ouvert mon horizon. Ainsi, en menant une recherche-action au Burkina Faso sur la faisabilité du recours au « placement » familial pour des enfants abandonnés ou rejetés, j’ai constaté que, tout comme en France, celui-ci n’était accepté qu’à condition d’être en mesure d’entretenir la mémoire de la filiation. Un enfant « placé », devenu adolescent ou adulte, veut souvent être au clair sur ses origines, localiser et joindre - sinon rejoindre - sa famille. La pratique et les travaux de recherche montrent que, dès son plus jeune âge, il souffre que ses parents désertent leurs responsabilités ou qu’ils en soient écartés. L’engager, par exemple, dans un soin psychique sans leur accord préalable, même minimal (par lettre ou téléphone) mais dont on peut lui parler, risque d’occasionner chez lui un conflit de loyauté et de rendre ce soin inefficace voire pathogène. Plus généralement, on voit mal comment un projet socio-éducatif durable pourrait se dispenser de faire appel à une représentation suffisamment positive des parents. Même si, dans quelques cas, les liens parents/enfant s’avèrent très fragilisés, voire préoccupants, il n’est pas du ressort des travailleurs sociaux et des médecins de les incriminer, ni d’en déduire une mise en cause extensive du principe normatif du maintien des liens. Dans les situations extrêmes, la loi prévoit deux possibilités : la remise en vue d’adoption et la déchéance de l’autorité parentale. Bien que rarement utilisées par les parents, pour la première, et par les magistrats, pour la seconde, elles peuvent être promues si l’intérêt supérieur de l’enfant le commande. Mais, dans la majorité des situations, la mission des acteurs de la protection de l’enfance est de s’organiser pour accompagner enfants et parents dans le remaniement de leurs relations et du contexte de celles-ci. C’est pourquoi il faut éviter de confondre éloignement géographique - qui aggrave la stigmatisation - et séparation symbolique - qui, elle seule, permet de mettre à jour ce qu’il en est vraiment des promesses ou des impasses des relations familiales. Enfin, s’il s’avère que les enfants vont mal parce que leurs parents vont mal, il convient d’interroger l’aptitude de la psychiatrie à répondre aux besoins tant des uns (en leur permettant d’intégrer de façon non traumatisante la réalité de leurs parents) que des autres (en les soignant pour éviter que l’exercice et la pratique de leur parentalité se révèlent traumatisants pour leurs enfants).
Dans son dernier ouvrage, Maurice Berger dénonce un certain nombre de travers du dispositif de protection de l’enfant : formation insuffisante des magistrats, suivi psychologique peu fréquent des enfants maltraités, précipitation des décisions judiciaires, turn-over trop important des professionnels, professionnels centrés sur les familles et non sur l’enfant : qu’en pensez-vous ?
Frédéric Jésu : J’ai souvent été mandaté pour l’examen initial d’enfants victimes de maltraitances. J’en ai « suivi » d’autres à différentes phases de la procédure administrative ou judiciaire. J’ai aussi été assesseur d’un Tribunal pour enfants. Les logiques et les routines institutionnelles me semblent plus problématiques que la compétence des professionnels. On « auditionne » l’enfant plus souvent qu’on ne l’écoute, sans toujours se mettre à la hauteur de la compréhension et de l’appréhension qu’il a de ce qui se passe autour de lui. Les préoccupations sécuritaires et judiciaires prennent vite le pas sur ses besoins d’accompagnement et sur ceux de sa famille. À cet égard, la rotation des magistrats - et des autres professionnels - peut être utile et permettre de dé-chroniciser et de ré-interroger certaines réponses en donnant à voir des pistes négligées par les collègues précédents. Le droit que « disent » les magistrats reste le même, seule son interprétation est sujette à des évolutions. Enfin, l’évocation d’un « centrage » des professionnels de l’ASE sur les parents au détriment des enfants me laisse perplexe. Je constate plutôt leurs difficultés à renoncer au classique déploiement de cette technologie socio-éducative qui, au nom du souci du seul enfant, force la porte des parents avant de la leur claquer au nez ! Les rapports Naves-Cathala et Roméo, la loi du 2 janvier 2002 et le décret du 15 mars 2002 ont cependant incité nombre de départements à mener des efforts volontaristes pour revaloriser la place et le rôle des parents des enfants confiés à l’ASE. Renforcer leur accès à un référent unique, rapprocher géographiquement les lieux de « placement » de leurs enfants, favoriser leur expression et leur participation aux projets socio-éducatifs, solliciter systématiquement leurs avis sur les orientations scolaires ou pré-professionnelles ou sur les soins proposés sont autant d’évolutions, lentes mais fondamentales, dont il faut souhaiter, dans l’intérêt de la plupart des enfants, qu’elles ne seront pas trop freinées par les jugements biaisés, sommaires et brutaux de tel ou tel idéologue.
Vous affirmez que derrière l’attaque contre le familialisme se profile une politique familiale profondément réactionnaire et dangereuse pour les enfants, comme pour l'ensemble de la société. Pouvez-vous vous en expliquer ?
Frédéric Jésu : D’un côté, le gouvernement actuel valorise « la » famille comme institution de référence. De l’autre, il multiplie les occasions d’incriminer et de stigmatiser les plus fragilisées d’entre elles, de les désigner comme les principales causes des problèmes éducatifs et sociaux complexes. Sans considération de leurs cadres et de leurs conditions de vie, ni de la déstabilisation socio-économique des pères et des mères, ni du déficit d’équipements publics dans nombre de villes, il leur reproche de ne pas contrôler leurs grands enfants et de favoriser ainsi les « incivilités » et la délinquance. Au printemps dernier, le plan de lutte contre l’absentéisme scolaire a été présenté par le ministre de la Famille et non pas par celui de l’Education Nationale, dédouanant ainsi les institutions scolaires de leurs responsabilités avérées en ce domaine. Cet été, les familles ont été accusées d’avoir délaissé leurs aïeux. En toutes circonstances, on leur reproche d’aggraver les coûts de l’aide, de l’action et de la sécurité sociales. Prétendre que, lorsqu’une graine d’enfant est tombée dans le « mauvais pot », il suffit de la changer de pot pour qu’elle pousse mieux et à moindre coût est une thèse simpliste et rétrograde qui participe de cette vision. Quand les professionnels commencent à reconnaître et à respecter l’importance que les enfants accordent à leurs racines, il n’est de pire Cassandre que ceux qui, en prétendant briser les pots, n’ont d’autres terreaux à leur proposer que celui de leur pessimisme.
Propos recueillis par Jacques Trémintin
LIEN SOCIAL ■ n°693 ■ 22/01/2004