Berger Maurice - Protection de l'enfance

Il faut recentrer la protection de l’enfance sur l’enfant

Pédo-psychiatre à l’hôpital Bellevue de Saint Etienne, Maurice Berger dresse, dans un livre récent (1), un constat alarmant de l’échec de la protection de l’enfance. Il s’en explique aujourd’hui.

Dans votre livre, vous vous appuyez sur des exemples où le maintien des liens de l’enfant avec son ou ses parents dans sa famille s’avère catastrophique. Vous ne parlez quasiment pas des situations où le patient travail de retissage des liens a porté ses fruits. Vos propos ne risquent-ils pas de noircir et minimiser cette action qui est loin d’être négligeable ?

Maurice Berger : Dans le livre qui vient d’être publié, je ne fais pas que dénoncer les conséquences parfois désastreuses du maintien à tout prix des liens. Je distingue aussi, trois groupes de difficulté de parentalité, dont le premier est constitué de « parents que l’on peut aider dans un délai compatible avec le développement de leur enfant et qui pourront s’occuper de lui grâce à un certain nombre de dispositifs d’aide à la parentalité ». (p.180) J’évoque donc bien ces possibilités de retisser des liens. Mais, pour vous répondre, j’ai envie de poser à mon tour une question : qui est capable actuellement de dire la proportion des situations où on arrive à retisser ces liens et celles où ça ne marche pas ? Personne ne peut le dire, parce qu’on ne possède pas de guide permettant d’évaluer l’état de l’enfant. Quand je suis face à un professionnel de la protection de l’enfance, soit un juge, soit un éducateur ou un inspecteur de l’aide sociale à l’enfance, et que je lui demande comment il apprécie que tel bébé est en situation de danger ou pas, il ne peut pas me répondre, car il ne possède pas les outils nécessaires pour estimer la gravité du danger qui menace l’enfant. Il ne peut donc pas se rendre compte véritablement si son action est adéquate ou non. Le fait de ne pas avoir de tels outils ne pose pas question à un certain nombre de professionnels. Et cela soulève quand même un grave problème. Cela veut dire que nous sommes toujours en  situation de danger potentiel puisque nous n’avons pas les moyens de l’évaluer. Ce qui me frappe dans notre dispositif de protection de l’enfance, c’est qu’il cible surtout les situations où les sévices et les abus sexuels peuvent être prouvés. Quand on n’a pas d’éléments palpables, bien visibles à se mettre sous la main, trop souvent on passe à côté de l'importance du risque psychique. Tout se passe comme si l’efficacité de notre dispositif dépendait de la visibilité apparente du danger qui menace l’enfant. A l’inverse, plus on est devant un danger important, mais qui ne se voit pas, plus ça dérape.

 

Entre les situations où la compétence parentale peut être assez facilement (ré)activée et celles où elle est fortement compromise, il y a toutes les situations intermédiaires où il est bien compliqué de trancher dans un sens ou dans un autre. Le risque est toujours présent de maintenir artificiellement des liens au détriment de l’enfant mais aussi de les distendre tout autant à son détriment. Possédez-vous une méthode pour ne pas se tromper ?

Maurice Berger : le premier principe de base auquel je me réfère, c’est avant tout d’éviter toute séparation abusive. C’est pour moi une règle fondamentale. Là aussi, j’ai écrit qu’une telle dérive constituait une injustice intolérable. Mais mes détracteurs préfèrent me lire en sautant des lignes. Vous évoquez un certain nombre de situations intermédiaires où l’on ne sait pas quelle est la meilleure décision à adopter. Dans de tels cas, je préconise deux attitudes. La première consiste à évaluer précisément l’état de l’enfant. Ce n’est pas vraiment la coutume dans notre pays. Je suis frappé que notre pratique de l’évaluation s’appuie autant sur le feeling. J’ai été témoin de combien de situations où l’on disait « ce nourrisson est souriant, donc ça va bien » et quand on faisait passer le test de Brunet Lezine qui mesure le quotient de développement, on obtenait un score de 69, ce qui est déjà très, très bas. L’autre attitude que je propose, c’est de se donner un délai, pour constater si la situation évolue favorablement. Or, en France, nous partons avec des faux délais. Je me souviens d’un rapport d’éducateur expliquant qu’il fallait continuer à donner à une mère la possibilité de retrouver des capacités maternelles, car si les progrès réalisés en un an pouvaient apparaître minimes, ils représentaient néanmoins une évolution considérable. Le problème, c’est que les conclusions de ce rapport rédigé en 1996, se retrouvent à l’identique en 2002 ! Dans les six années qui séparent ces deux écrits, l’enfant a eu le temps de développer des troubles à la limite du psychotique. Dans ce type de situation, il faut donc impérativement prévoir non seulement des évaluations précises mais aussi une butée dans le temps. J'ajouterai qu'il y a bien des éducateurs et des psychologues de l’aide sociale à l’enfance qui rédigent des rapports très cohérents mais qui ne sont pas suivis par les magistrats. J’ai connu des exemples cuisants de cette sorte.

 

Les professionnels subissent aujourd’hui les feux croisés des critiques d’une part, de ceux qui leur reprochent de ne pas suffisamment travailler avec les parents et d’autre part, de ceux comme vous qui évoquent la trop grande influence de l’idéologie familialiste. Ne pensez-vous pas qu’ils essaient après tout de faire au mieux avec les moyens qui leur sont donnés ?

Maurice Berger : dans le contexte actuel, cette position inconfortable est inévitable. La raison essentielle, c’est que notre dispositif n’est pas centré sur l’enfant. J’ai l’habitude de dire qu’il est à côté de l'enfant comme on est à côté de la plaque. A partir du moment où il est centré avant tout sur le maintien physique des liens familiaux, le plus longtemps possible et à n’importe quel prix, tout est biaisé. Cela se manifeste plus particulièrement de deux façons. Tout d’abord, nous avons en France, une ignorance active des théories de l’attachement qui sont pourtant largement utilisées comme axe principal de réflexion au Québec en Angleterre, en Italie, etc ... Par exemple, on retire un bébé de sa famille et l’on pense ainsi qu’il est protégé. Ce qui n’est pas vrai, puisqu’il existe un deuxième danger, celui qu’il ne puisse pas nouer un lien d’attachement fiable et sécurisant avec un adulte fixe. Un certain nombre d’éducateurs n’appliquent qu’une moitié de la procédure permettant de protéger l’enfant : la mise à distance d’un danger actif, mais pas la démarche qui consiste à lui fournir un attachement rassurant et stable. Mais après tout, est-ce que cela est enseigné dans beaucoup d’écoles d'éducateurs et à l'Ecole Nationale de la Magistrature Le deuxième point, c’est que l’acharnement à vouloir maintenir les liens à tout prix aboutit à une détérioration telle qu’il est parfois bien tard pour faire évoluer positivement la situation. Comme l’enfant a déjà structuré un attachement pathologique à  ses parents, avec une intériorisation de la violence parentale et des angoisses d’abandon, on a perdu sur tous les plans : l’enfant doit finalement être séparé, mais ceci a été fait trop tard, donc il va quand même mal. Avec les outils qu’on a actuellement, on a les plus grandes chances de mal faire. Au Québec, même si tout est loin d’être parfait, depuis 1995, il y a eu pas moins de trois améliorations successives du guide d’évaluation des capacités parentales. Leur législation est centrée sur la protection du développement affectif et intellectuel de l’enfant qui est considéré comme devant être la priorité absolue. L’option du projet de vie permanent en dehors de la famille biologique y est vécu non comme un échec, mais comme une chance possible pour l’enfant. Je viens d’apprendre récemment  que les Québécois sont encore en train de modifier leur loi pour qu’elle soit encore plus protectrice pour les enfants. Ils sont continuellement en train de travailler cette question, contrairement à nous qui ne semblons pas avoir grande capacité d’évolution en la matière. J’affirme que tant que notre loi n’aura pas changé, les éducateurs seront coincés entre les deux critiques d’en faire trop ou pas assez face aux parents. Tant qu’ils n’auront pas la boussole d’une loi centrée véritablement sur le développement de l’enfant, ils ne pourront que se trouver insatisfaits de leur travail. Améliorer leur formation ou leur donner un guide d’évaluation restera insuffisant tant que la législation ne privilégiera pas véritablement l’intérêt de l’enfant.

 

(1) « L’échec de la protection de l’enfance »  Maurice Berger, Dunod, 2003

Propos recueillis par Jacques Trémintin

LIEN SOCIAL ■ n°693 ■ 22/01/2004