Demiati Nasser - Fondamentalisme religieux
Journal de l’animation : Comment analysez-vous le renouveau de l’Islam dans les banlieues?
Nasser Demiati : Le glissement de l'Islam des banlieues sur la scène médiatique, mais aussi de l'Islam à travers le monde, ne s'est fait qu'à partir des années 90. Les déclencheurs de ce processus sont la première affaire du voile à Creil et la guerre du Golf. Depuis, les problématiques sur l'Islam sont passées de l'islamisme au fondamentalisme et à l'intégrisme, de l'antisémitisme au "tournantes" et aux mariages forcés. Si je devais utiliser une formule courte et réaliste, je dirais que tous les problèmes des banlieues ne sont pas le fait de l'Islam. Malheureusement, c'est ce qu'on veut nous faire croire. L'emballement ultra-sécuritaire qui a envahi la classe politique dans son ensemble n'a laissé aucune chance aux jeunes d'origines maghrébine et africaine qui, avant même d'agir, ont été et sont encore condamnés de par leur inscription ethnique et cultuelle. On comprend bien que dans ce contexte où se mêlent les intérêts de sûreté nationale (les plans vigipirates avec la montée du terrorisme) avec les désordres dans les quartiers (la gestion des risques urbains et la soi-disant montée de la délinquance dans les banlieues), "être musulman" est rapidement devenu un "délit d'origine". Aujourd'hui, la figure du jeune, maghrébin ou africain, musulman, vivant dans un quartier populaire se confond avec des stigmates tels la violence, les tournantes, l'antisémitisme, la délinquance, etc. Malheureusement, les amalgames ont redonné de la vigueur à la maladie séculaire de la France, la xénophobie qui a pris la forme de l'islamophobie. Autant vous dire que ce n'est pas comme ça qu'on luttera contre les idéologismes et encore moins contre les intégrismes.
Journal de l’animation : Plus que pour toute autre, la religion musulmane est identifiée au fondamentalisme : comment expliquez-vous cette idée reçue ?
Nasser Demiati : Je ne suis pas islamologue et mes connaissances sur l'Islam ne me permettent pas de vous apporter une réponse qui mériterait qu'on en fasse un livre. En vulgarisant au maximum, on peut avancer quelques explications. La première est contenue dans la réponse à votre question précédente : la constance de la représentation de l'Islam et des musulmans en général et ceux qui vivent en France en particulier. La deuxième est probablement attachée, toujours en terme de représentations sociales, à l'orientalisme. L'universitaire américain E.W. Saïd a brillamment montré à partir de la lecture de quantité de textes d'intellectuels, comment la pensée occidentale a altéré la représentation de l'Orient. Enfin, si l'on considère que le fondamentalisme islamique regroupe des tendances conservatrices qui s'appuient sur une interprétation littérale et non contextualisée des sources de l'Islam, il faut bien dire qu'à lire les journaux et à regarder la TV, on nous présente ces courants comme dominants. Or, d'une part, ils sont extrêmement minoritaires et ne constituent selon moi aucune menace réelle pour la République, et d'autre part, l'écrasante majorité des musulmans de France n'adhère pas à ces courants, je dirais même qu'il en méconnaisse totalement la philosophie.
Journal de l’animation : Peut-on vivre cette religion tout en étant en adéquation avec les droits de l´homme ?
Nasser Demiati : Quand on parle des droits de l'Homme, on se réfère spontanément à la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 ou à la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948. Or, si nous regardons du côté d'une autre ère culturelle, celle des pays dits musulmans, on trouve également une référence aux droits de l'Homme : la Déclaration Islamique des Droits de l'Homme (proclamée le 19 septembre 1981), la Charte arabe des droits de l'Homme (1994). Dans quelle mesure, puis-je m'autoriser à hiérarchiser ces Déclarations ? Le seul argument que l'on pourrait avancer, c'est que quantité de ces pays sont soumis à des régimes politiques d'oppression et de répression. Mais, il ne nous donne aucune information sur ce que dit la religion musulmane de la protection de la personne humaine qui est au centre de ces déclarations quels que soit son origine, sa religion et son sexe. Pour ma part, le problème relève davantage de comportements individuels que de considérations génériques sur l'Islam comme générateur d'une culture de la haine.
Journal de l’animation : On critique beaucoup la religion musulmane dans sa façon de traiter les femmes : peut-on pratiquer cette croyance tout en adoptant une conception moderne de l´égalité entre les sexes ?
Nasser Demiati : Effectivement, la critique souvent formulée à l'encontre des musulmans place au premier plan la condition féminine. J'aimerais dire deux ou trois choses sur cette problématique, afin de dissiper les malentendus. D’abord, les critiques ne doivent pas être imputées à la religion musulmane, mais à ceux qui la pratique. Ensuite, les musulmans que l'on rencontre en France sont le produit de l'histoire coloniale de la France et viennent en majorité du Maghreb et de d'Afrique de l'Ouest. Il faut donc identifier la façon dont ces populations ont assimilé les sources islamiques, largement imprégnée des traditions locales de ces pays. Enfin, la question de la condition féminine et des rapports sociaux de sexe sont encore des exemples qui cachent les vrais problèmes de la société française. En quelques chiffres, je peux vous montrer que les avancées dans ce domaine son bien en deçà de la réalité qui se donne à voir à travers les médias : en 1997, 10% seulement de femmes sont représentées à l'Assemblée Nationale et 6% au Sénat ce qui est à peine mieux que dans certains pays musulmans dits fondamentaliste comme l'Iran, le salariat féminin est à 80% temps partiel le plus souvent non choisi, le taux de chômage important des femmes, la grande précarité et la pauvreté qui touchent plus de femmes que d'hommes, etc. La société française est et reste une société androcentrique, c'est-à-dire où la domination masculine n'a pas perdu de son pouvoir.
Journal de l’animation : Il y a-t-il incompatibilité entre religion musulmane et éducation populaire ?
Nasser Demiati : Il n'y a pas d'incompatibilité, encore moins de contradiction entre l'Islam et l'éducation populaire. Je dirais pour ma part qu'il y a une complémentarité. Prenez l'exemple des Scouts Musulmans de France. Cette association implantée sur l'ensemble du territoire national, agréée par le Ministère de la Jeunesse des sports et reconnue comme une Association nationale d'éducation populaire, repose sur les valeurs universelles du scoutisme et du guidisme. Elle est également habilitée pour organiser des stages BAFA et BAFD. Elle fonctionne en intégrant des principes de mixité, de fraternité, d'ouverture aux autres et d'éducation à la vie en collectivité. D'autres associations de quartier, parfois un peu vite stigmatisées, œuvrent selon les mêmes objectifs. Nous sommes loin des logiques d'endoctrinement, de haine de l'Occident et de victimisation auxquelles tentent de nous faire croire bon nombre de journalistes, politiques et pseudo-experts. Faut-il encore faire du terrain pour s'en apercevoir ! Etre musulman et vivre en Occident n'est pas une contradiction, mais une réalité grandissante à condition d'accepter la différence.
Journal de l’animation : Pourtant, le danger existe d´un embrigadement par des intégristes (qu´ils soient d´ailleurs d´obédience chrétienne, juive ou musulmane). Comment s´opposer à de telles dérives ?
Nasser Demiati : Votre question pose encore une fois dans son énoncé une catégorie à déconstruire : qu'est ce qu'un intégriste ? Et, cette interrogation est valable pour les trois monothéismes, mais aussi pour toutes sortes d'idéologie ou doctrine qui imposeraient une supériorité naturelle sur les autres conceptions du monde. Or, force est de constater que l'intégrisme renvoie au fondamentalisme qui ramène lui-même à l'islamisme pour enfin produire une image dénaturée de l'Islam. Donc, il est important que nous fassions ce travail systématique de déconstruction des catégories. Je crois que les journalistes, les politiques et les quelques intellectuels identifiés, parfois rapidement, comme étant des experts de la question doivent régulièrement proposer des analyses claires sur le qui-dit-quoi et le qui-fait-quoi ! Cette clarification peut commencer par une adoption du principe de précaution dès lors où une information est donnée et un expert interrogé. La théorie découle des faits, mais quand les faits ne reflètent pas la réalité, elle sert le sens commun et renforce les préjugés. Nous ne devons pas non plus faire table rase des causes profondes qui sont à la racine du mal des banlieues. Il y a donc des grands chantiers à réinvestir : lutter contre tous les types de violence, lutter contre les discriminations, renforcer la protection de l'enfance, faire de la prévention un priorité et non une condition, se pencher sur la jeunesse en danger, s'attarder efficacement sur les politiques sociales et les politiques de l'emploi, etc. Je finirais avec le problème de l'instruction qui doit être au centre de nos préoccupations. Le Savoir est un remède contre le mal. Il faut donc intellectualiser cette jeunesse pour qu'elle puisse choisir son destin. Cela commence probablement par une bonne connaissance de leur origine, et notamment de leur religion qu'il revendique sans vraiment la connaître.
Propos recueillis par Jacques Trémintin
Journal de L’Animation ■ n°53 ■ nov 2004