Auvray Nicolas - Uruguay

L’action sociale aux couleurs de l’Uruguay

Il arrive que les éducateurs qui voyagent à travers le monde ne se contentent pas de faire du tourisme (ce qu’ils ont aussi bien droit de faire, après tout), mais gardent le réflexe de jeter un regard professionnel sur ce qui les entoure. Nicolas Auvray est de ceux-là. Tout jeune diplômé, profitant de la fin d’un contrat de remplacement et avant d’accepter un nouvel emploi, il a décidé de s’immerger en Amérique du sud. C’est depuis l’Uruguay, par mail, qu’il nous donne ses impressions d’observateur attentif.

Reprécisez-nous quel est ce pays d’où vous nous parlez…

Nicolas Auvray : L’Uruguay est un petit pays, traditionnellement considéré comme la "Suisse de l'Amérique latine" et qui ne compte que 3.5 millions d’habitants. Après avoir été l’une des économies les plus stables de la région, cette nation est aujourd’hui touchée de plein fouet par la crise économique argentine qui l’a entraînée dans sa dépression. Désormais, un Uruguayen sur trois vit sous le seuil de pauvreté. Quelque 100.000 personnes vivent dans l'indigence. Le taux de chômage est de 14 %,  mais il peut atteindre les 40 % dans les faubourgs ouvriers. Depuis la crise, on estime que le nombre d’enfants jetés dans la rue a été multiplié par deux. Pas étonnant que l’Amérique du Sud soit également le principal pourvoyeur en trafic d’enfants dans le monde. Aujourd’hui, la priorité reste l’emploi et l’éducation. D’ailleurs, les élections présidentielles ont eu lieu récemment et pour la première fois dans l’histoire politique du pays, le peuple a donné sa confiance à un candidat de gauche avec l’espoir de sortir l’Uruguay de la crise. Le nouveau président (qui vient d’être investi récemment) devrait annoncer un plan d'urgence sociale de cent millions de dollars pour aider à sortir la population de la misère dans ce qui fut un temps l'une des économies les plus prospères du continent.

 

Là aussi, la fracture sociale fait beaucoup de dégâts...

Nicolas Auvray : En Uruguay, la fracture ressemble plus à un gouffre. Je n’irai pas jusqu’à dire que dans notre pays, la misère est plus enviable qu’ici, ce serait indécent, mais les initiatives pour l’endiguer y sont plus nombreuses. En France, il n’y a heureusement pas autant de familles dans la rue, d’enfants à mendier, d’adolescents à fouiller les poubelles et de personnes âgées sans toit pour finir dignement leur vie. Ce qui est saisissant quand on arrive à Montevideo, c’est le contraste qui s’impose à l’œil. Les voitures de luxe qui partagent la chaussée avec les charrettes tractées par des chevaux, les spacieuses villas qui font face à des immeubles populaires, les jeunes habillés de marques qui côtoient des enfants en guenille. Il y a les très riches et les très pauvres, le grand écart est permanent, c’est presque surréaliste. En Uruguay, les petits boulots pullulent pour tous ceux qui n’ont pas d’autres choix pour survivre, faute de politique sociale suffisante : cireurs de chaussures, trieurs de déchets, aiguiseurs de couteaux, vendeurs ambulants de pansements, de cartes à jouer, de portefeuilles, de bonbons, de boissons fraîches, laveurs de pare-brise, toute occupation qui peut permettre de récupérer un peu de monnaie. Et je ne compte plus le nombre de personnes contraintes à la mendicité : la sollicitation est permanente en ville. Tout le monde joue le jeu de ces petits métiers, en n’hésitant pas à donner la pièce, sachant pertinemment que c’est la seule manière aujourd’hui de pouvoir venir en aide aux plus démunis. Tout cela peut sembler n’être qu’un cliché misérabiliste ; c’est malheureusement la réalité sociale de l’Uruguay aujourd’hui. Le plus alarmant à mes yeux, c’est qu’il y a une grande proportion d’enfants et d’adolescents qui n’ont pour seul lit que les trottoirs de la rue et qui sont exclus du système scolaire. C’est peut-être la principale différence avec notre pays où les jeunes bénéficient de services de protection et d’éducation.

 

Il n’existe donc aucun pris en charge spécialisée ?

Nicolas Auvray : Si. A Montevideo, par exemple, nous avons visité une institution spécialisée qui accueille des jeunes et des adultes déficients intellectuels légers à lourds. Nous avons été conviés à y rencontrer les professionnels et les élèves et à discuter avec eux. C’est à la fois un mélange de ce que nous appellerions en  France un IMPRO et un CAT, puisqu’elle accueille, en externat, des personnes âgées de 16 à 60 ans, qui bénéficient d’ateliers d’apprentissage (école) et d’ateliers de production (entreprise). L’institution propose un choix impressionnant d’ateliers, tous principalement tournés vers l’artisanat. Elle possède également une ferme pédagogique, en périphérie de Montevideo et accueille au total 80 personnes pour l’ensemble de ses trois établissements. Les professionnels sont tous des instituteurs spécialisés car il n’existe pas d’éducateur spécialisé en Uruguay. L’établissement reçoit quelques  subventions de la commune, très peu de l’Etat et tire principalement ses revenus de sa production artisanale et agricole. Il vit également des frais d’inscription des usagers du service (ce sont les familles qui paient, il n’existe quasiment pas de système de protection sociale en Uruguay) et des dons. Il faut dire que le niveau d’apprentissage des personnes handicapées est très élevé. En effet, l’institution vivant principalement de sa production, elle demande aux usagers d’être productifs, tant en quantité qu’en qualité. Une dérive que les CAT connaissent en France…  Toutefois, l’éducatif n’est pas en reste. Ce qui m’a semblé intéressant dans notre rencontre avec la directrice qui a voué sa vie à l’établissement, c’est son discours principalement axé sur les capacités des personnes accueillies. Elle ne parle pas en termes de déficiences mais en termes de compétences. Une posture éducative qui trouve ici tout son sens dans l’optique de production mais que l’on n’entend cependant que trop rarement dans les institutions en France.

 

Et du côté de l’inadaptation sociale…

Nicolas Auvray : Si, en Uruguay, le handicap est assez bien considéré, les institutions du type de celle que nous avons visitée ne manquant pas dans le pays, grâce aux initiatives privées, par contre, l’inadaptation sociale est le parent pauvre de l’action sociale. L’aide gouvernementale est insuffisante et les initiatives privées sont découragées par l’ampleur de la tâche. Elles sont trop peu nombreuses à ce jour et s’essoufflent très vite. On trouve pour toute réponse à la délinquance juvénile quelques centres de redressement surpeuplés tenus par d’anciens militaires. Les magistrats, décriés et jugés par certains trop laxistes ou trop cléments par d’autres, se refusent désormais à enfermer ces jeunes dans un système qu’ils estiment criminogène. Mais comme il n’y a pas d’alternative, cela signifie les renvoyer à la rue. Les maisons d’accueil et les centres sont surchargés. Il existe également une aide sociale à l’enfance mais dont les pouvoirs sont très limités faute de moyens. Je suis allé visiter un foyer qui accueille des fratries d’enfants abandonnés ou maltraités physiquement, psychologiquement ou sexuellement. Ce foyer est né d’une initiative française, il y a six ans. C’est un établissement religieux, aujourd’hui tenu par une soeur française, Soeur Solène qui y consacre sa vie depuis quatre ans. Le fonctionnement au quotidien est familial. Le but visé est une resocialisation progressive des enfants. Le tour de force a été de pouvoir inscrire ces jeunes dans une école et à des activités culturelles et de loisirs alors qu’ici, personne ne veut des enfants de l’ INAU (services sociaux uruguayens), jugés trop difficiles et dangereux. Grâce à la persévérance des encadrants, les enfants ont aujourd’hui nombre d’activités à leur disposition pour développer leurs potentialités et favoriser leur intégration. Ils ont également le soutien d’intervenants extérieurs tels psychologues, psychomotriciens et orthophonistes.

 

Ce que vous nous décrivez n’est pas sans rappeler en France, l’éducation spécialisée des pionniers…

Nicolas Auvray : Effectivement … Il faut savoir que Soeur Solène reçoit au total onze jeunes âgés de 6 à 16 ans, placés par le juge et les services sociaux. Que pour l’aider dans sa tâche au quotidien, elle est accompagnée d’une autre soeur en mission et d’une jeune étudiante française qui vient apporter son secours bénévolement pour un an. A elles trois, elles doivent faire face à toutes les tâches du quotidien au foyer : cuisine, ménage, lingerie, entretien du parc, transports extérieurs, secrétariat. Et bien sûr, l’accompagnement éducatif au quotidien des enfants, 24H/24, 7 jours / 7. L’activité est permanente au foyer et pour ne pas tomber dans la folie, les trois encadrantes s’accordent à tour de rôle un jour de repos par semaine, quelques habitants de la ville voisine venant ponctuellement leur prêter main forte. Quand j’ai visité l’institution, mes conditions de travail en France, mes 35 heures par semaine, mes deux jours de repos hebdomadaires, mes cinq semaines de congés payés et mon salaire convenable m’ont paru bien décalés face au dévouement de ces personnes. Pourtant, sans ce sacrifice et des actions de ce genre, c’est toute une marge de la population qui resterait livrée à elle-même. Ce n’est pourtant pas la panacée au foyer : Soeur Solène aimerait des locaux plus adaptés, une équipe plus stable pour ne pas sans cesse rouvrir la blessure d’abandon des enfants et réussir à se développer à terme, en ouvrant d’autres foyer dans d’autres localités. Sa priorité à court terme est de trouver à embaucher un couple éducatif stable ayant une certaine formation dans le secteur de l’éducation mais il lui manque les fonds pour avoir du personnel diplômé salarié. Pour l’INAU, Soeur Solène n’est pas à plaindre. Son foyer est considéré comme un projet de luxe dans la région car, par rapport au pays, les moyens sont plutôt convenables si l’on regarde le niveau de vie moyen de la population. L’INAU finance la vie quotidienne basique (nourriture, gaz, lumière, thérapies extérieures). Pour le reste (et notamment tout ce qui touche à la santé et qui est extrêmement onéreux ici), Soeur Solène fait appel aux dons et à un réseau de parrainage en France et ne perd ni son sourire, ni sa bonne humeur, avec une volonté infaillible. Les initiatives de ce genre sont encore trop peu nombreuses. Ici, les autorités sont dépassées par les événements et font avec les moyens du bord, tant bien que mal. Mon propos n’est pas de leur jeter la pierre. Le pays n’avait jamais connu une telle vague de pauvreté et la société n’avait jamais créé autant d’exclus, ce qui fait regretter à certains, le temps de la dictature.

Propos recueillis par Jacques Trémintin

LIEN SOCIAL ■ n°749 ■ 14/04/2005