Defrance Bernard - 15-20 ans

Bernard Defrance est professeur de philosophie en lycée, membre du conseil nationale de la Confédération de la Consommation, du Logement et du Cadre de Vie et Vice-président de la section française de Défense des Enfants International

Vous côtoyez chaque année des centaines de jeunes âgés de 17 à 20 ans, voire plus. Pouvez-vous nous dresser un tableau de cet âge qu’on dit trop souvent déluré et insouciant, plus préoccupé par la fête que par la réalité ? Comment le percevez-vous ?

Bernard Defrance : Je voudrais dire d’abord que ce n’est pas parce qu’on « côtoie » des centaines de jeunes chaque année qu’on peut en avoir une perception exacte. Mieux vaudrait pour une réponse la plus exacte possible interroger les sociologues, ce que je ne suis pas. Et j’ai tendance à prendre chaque jeune, garçon ou fille, pour un cas particulier. Les dispositifs de mes « cours » ne me conduisent pas à des analyses globales : chaque parole y est singulière, chaque texte témoigne d’une histoire particulière, irréductible à toute autre histoire particulière. En plus, mes élèves, dans le nord de la Seine-Saint-Denis, sont issus de toute la planète. Et cela pose des problèmes extrêmement stimulants. « Délurés et insouciants » ? Non pas vraiment, ou alors ce n’est qu’une apparence, une manière de ne pas toujours vivre dans les questions insolubles. C’est une des raisons pour lesquelles ils n’aiment pas forcément mes « cours » : réfléchir à plusieurs sur le bien et le mal dans sa propre vie… C’est risqué ! et moi aussi je cours des risques… Bon, je vais me laisser aller quand même à quelques éléments d’analyse, mais qui ne valent que pour les élèves que je rencontre dans le nord du « neuf cube ». Ils sont porteurs, il me semble, de trois lignes de violence : dans le quartier, dans l’école, et aussi la violence dont ils sont les héritiers. La dernière d’abord, la violence à laquelle leurs parents en émigrant leur ont permis d’échapper, celle de la misère de leurs pays d’origine, ou de la guerre : c’est Toufik qui raconte les émeutes en Kabylie et le sort fait à des amis arrêtés ; c’est Guislaine qui ne sait pas si oncles, tantes ou cousins, dont le village a été ravagé par la guerre civile, sont encore vivants ; c’est Chafique qui séjourne pour les vacances chez son oncle et sa tante à Karikal et la petite sœur d’une des servantes meurt à huit ans d’une maladie qui aurait pu peut-être être soignée, mais faute d’argent… ; c’est Gaye qui découvre qu’il est le fruit d’un mariage forcé et dont la mère est morte quand il avait trois ans ; c’est Willy qui est haïtien d’origine, ce sont les deux sœurs jordaniennes, le garçon capverdien, etc.. Quand vous avez dans la même classe un turc musulman et un kurde, un juif et plusieurs arabes, trois vietnamiens dont un bouddhiste, le deuxième chrétien et le troisième musulman, une fille d’origine serbe et un garçon d’origine croate, etc., vous vous rendez compte alors de ce à quoi, aujourd’hui, l’école pourrait effectivement servir : apprendre à vivre ensemble et se parler. Mais je ne connais de leurs histoires que quelques cas sur les cent cinquante élèves que j’ai en moyenne chaque année. Parce que : comment parler à l’école ? C’est la deuxième ligne de violence : comment parler à celui qui vous juge, le professeur, devant les autres ? Qui note et décide, en fin de compte, des orientations ? Mes élèves de terminales sont vraiment divisés, en eux-mêmes et entre eux. Ils peuvent se ressentir comme des survivants de la sélection scolaire, et du coup en redemandent ! Des cours magistraux à écrire sous la dictée, ingurgiter et régurgiter… et puis ceux qui se lassent, ne parviennent plus à sortir des engluements de la vie quotidienne, s’absentent, comme s’ils étaient lassés, au terme du cursus, d’avoir tenu jusque là ! Je ne parle pas ici de « la violence à l’école », je parle de la violence de l’école. Et à cela s’ajoute la violence du quartier : malheur aux faibles dans la jungle des groupes et petites mafias locales ! Sans parler de la « super-bande » que constitue trop souvent la police… Violences elles-mêmes directement issues des silos construits pendant les « trente glorieuses » pour stocker la main d’œuvre au moindre coût possible. Vous voyez la complexité de ces nœuds de violences, d’angoisses et de résignations, sur lesquels viennent se plaquer toutes les séductions médiatiques, les corruptions des plus hauts décideurs, les emprises marchandes et publicitaires, et les rêves de « lofts » paradisiaques…

 

Quels sont les soucis et les inquiétudes majeurs qui dominent chez ces jeunes ?

Bernard Defrance : La question majeure est : que vais-je pouvoir faire de ma vie ? Dans les amours, le travail, vais-je devoir mener la vie résignée que mènent les adultes dans leur quasi-totalité ? De la « thune » ! Voilà le souci majeur…

 

Le monde des adultes nourrit des inquiétudes face à la jeunesse : existe-t-il un péril jeune ?

Bernard Defrance : Hélas non, ce n’est qu’une infime minorité qui s’agite, ou alors ce sont des manifestations rituelles au rythme du renouvellement d’une génération lycéenne, tous les quatre ans. Le péril est plutôt chez les décideurs ! Combien de morts par an dans les accidents du travail ou les maladies professionnelles, sur les routes, les accidents domestiques (qui font deux fois plus de victimes que la route), les suicides, la pollution… Infiniment plus que dans les actes de délinquance et les crimes : où est la vraie insécurité ?

 

En quoi l’Éducation Nationale devrait-elle évoluer pour répondre aux aspirations des lycéens ?

Bernard Defrance : Ça ne concerne pas que les lycéens. Le travail d’articulation de la construction des savoirs avec l’institution de la loi doit commencer dès la maternelle. Et l’essentiel, du point de vue de la loi, de l’apprentissage du vivre ensemble, est d’abord que l’institution respecte et mette en pratique les principes élémentaires du droit. J’ai développé tout cela ailleurs [1]. La question essentielle du lycéen est : vais-je être jugé (on dit « évalué ») à ma juste valeur ? Et donc les notes sont-elles justes ? Toutes les études de docimologie, constamment confirmées, montrent à quel point les évaluations sont arbitraires et n’ont à peu près aucune espèce de signification quant aux capacités réelles d’un élève quelconque. Or c’est sur les notes, en dernier ressort, que se joue son destin. Je demande au moins que ce ne soit pas le même qui enseigne et qui juge ensuite les résultats de son propre enseignement. Aucune des réformes plus ou moins timides ou avortées qui se succèdent ne touche à ce point central. Il va falloir s’y mettre…

 

Certains évoquent l’instauration d’une pré-majorité ? Qu’en pensez-vous ?

Bernard Defrance : On en parle surtout pour essayer de pouvoir incarcérer les jeunes délinquants dès dix ou treize ans ! Quand on sait ce qu’est la prison (ou les « centres fermés », c’est la même chose). En réalité cette pré-majorité doit se décliner dans tous les registres, civils, pénaux et civiques. Mais c’est une question extraordinairement complexe : il y a des pays où majorités civile et pénale sont découplées (18 ans pour la majorité civile et 21 ans pour la majorité pénale, par exemple). Et donc il faudrait passer en revue tous les actes de la vie ordinaire et civique pour fixer les seuils où l’exercice d’un droit quelconque s’articule à la conscience du devoir qui en est la conséquence. Là aussi l’école, non pas comme lieu démocratique, mais comme temps d’apprentissage de la démocratie, aurait un rôle essentiel à jouer. Et elle le peut : voyez toutes les classes coopératives, notamment, qui n’ont pas plus de « moyens » que les autres !

 

Que devrait être une société qui ferait une place aux quinze-vingt ans ?

Bernard Defrance : Une société qui réinventerait des systèmes d’initiation à la vie réelle : que dans cette tranche d’âge, toutes les expériences humaines, multiples et variées, soient possibles. J’ai déjà proposé qu’à cet âge-là, pendant deux ou trois ans, avant éventuellement de poursuivre des études, chaque jeune puisse vivre, en grandeur réelle, des dizaines d’expériences professionnelles à tous les échelons de la division du travail, des engagements associatifs, des expériences culturelles, des participations à la vie institutionnelle et politique, faire des voyages, etc. Ce temps d’expérimentation précèderait l’engagement dans d’éventuelles études ou un métier, ceci couplé avec un crédit éducation pour toute l’existence. Les adultes sont devenus incapables de donner l’initiation aux jeunes, et, du coup, ils se la donnent entre eux, dans ce qu’il est convenu d’appeler les comportements à risques. Parce que n’importe quel jeune doit pouvoir « s’éprouver lui-même », comme disait Descartes, avant de s’engager dans la durée, dans un métier, dans un amour… Vous savez, ils vont avoir à résoudre, dans le laps de temps de leur existence, dans tous les domaines techniques, scientifiques, politiques, des questions dont nous n’avons même pas encore idée, nous leurs « éducateurs », et qui mettent en jeu la survie même de l’espèce humaine. Et ils le savent. Ils savent quelles sont les impuissances, les lâchetés dérisoires des adultes… Montesquieu, tenez, après Descartes : « Ce n’est point le peuple naissant qui dégénère, il ne se perd que lorsque les hommes faits sont déjà corrompus. »

 

[1] Cf. Le droit dans l’école, éd. Labor ; Sanctions et discipline à l’école, éd. Syros.

Propos recueillis par Jacques Trémintin

Journal De l’Animation  ■ n°30 ■ juin 2002