Chobeaux François - Errance
Entre souffrance psychologique et choix de vie différent
François Chobeaux est responsable pédagogique aux CEMEA
Depuis 1991, vous avez engagé avec les CEMEA une action auprès des jeunes en errance. Pouvez-vous nous en parler?
François Chobeaux : Le début de cette action commence avec la présence des CEMEA dans les festivals comme Aurillac, Bourges La Rochelle ou Avignon. Nous proposions et proposons toujours aux jeunes qui les fréquentaient un accueil, un hébergement et une médiation culturelle. Assez rapidement, nous avons été confrontés à un public un peu inhabituel : de jeunes adultes qui n’étaient pas, encore à l’époque, accompagnés de leurs chiens, mais qui étaient nettement reconnaissables avec leurs sacs à dos et leurs comportements un peu curieux. Puisque nous étions déjà présents pour les jeunes branchés théâtre et musique, il nous fallait aussi nous soucier de ceux qui étaient là pour autre chose. Il m’a paru intéressant d’aller vers eux pour mieux les connaître et mieux les comprendre. Cette rencontre nous a permis de découvrir une culture qui émergeait chez une minorité assez active de jeunes, qui se caractérisait par une vie en dehors des règles, des normes et des habitudes. Ces jeunes ne se plaignaient pas de leur situation mais au contraire affirmaient être satisfaits de ce qu’ils vivaient. Nous avons travaillé pendant deux ans à leur contact. Fin 1992, nous avons appris l’intention de la municipalité de Bourges de fermer un lieu d’accueil -« le gymnase »- qui accueillait depuis quelques années les jeunes festivaliers un peu imprévoyants. Ce lieu avait été très investi en 1992, par les jeunes en errance qui l’avaient pas mal perturbé, faisant très peur à l’équipe locale qui assurait l’animation et à la mairie. Je leur ai proposé alors de prendre en charge la gestion directe de cette salle. C’est ainsi, qu’en quelques années, nous sommes devenus, sans l’avoir cherché, les experts de l’accueil des jeunes zonards dans les grands festivals. Après Bourges, nous avons été invités par Aurillac qui avait connu des difficultés similaires, puis par La Rochelle, Belfort, Annonay et ainsi de suite.
Quels ont été les axes essentiels de votre démarche ?
François Chobeaux : Notre action est née de la volonté d’un mouvement d’éducation populaire d’aller voir sur le terrain ce qui s’y passe et ensuite de réfléchir à ce qu’il était possible de mettre en œuvre. La première orientation de notre travail, a été, je crois, l’innovation. Car, il n’y avait pas de modèle connu quant à la façon de travailler avec cette population. Nous avons du inventer de nouvelles approches. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que, très vite, le transfert de savoir-faire s’est opéré d’un festival à un autre, puis peu à peu de l’espace des festivals à l’espace de l’action professionnelle permanente. Nous avons compris qu’il fallait offrir la possibilité de se restaurer, de poser son sac, de trouver autour d’un café chaud une écoute bienveillante, parfois même un lit pour la nuit, sans aucune contrepartie contraignante. Le développement, au milieu des années 90, des lieux d’accueil à bas seuil d’exigence se situe dans la continuité du type d’accueil que nous avions monté progressivement dans les festivals. Un autre choix important que nous avons fait est celui de favoriser le relais local. Dès le début, j’ai annoncé que le groupe des experts constitué autour des CEMEA se retirerait au bout de deux trois ans, une équipe locale formée au cours de cette période étant alors capable de se débrouiller ensuite par elle-même. Notre souci était alors de restituer aux acteurs locaux l’organisation de leur action, même si nous restions éventuellement en appui. Aujourd’hui, il n’est plus nécessaire dans la plupart des cas que nous assurions cet appui direct. Nous nous sommes plutôt investis dans un rôle de fédérateur du réseau qui s’est constitué à partir des multiples expériences existantes.
Cette expérience auprès de ce public vous en a apporté une certaine connaissance. Selon vous, l’errance est-elle avant tout un rite de passage permettant à certains jeunes d’entrer ensuite dans une vie plus classique et ordinaire ou bien est-ce là une orientation qui préfigure un mode de vie adulte bien plus marginal ?
François Chobeaux : C’est à la fois l’un et l’autre ... Pour certains jeunes, c’est clair et net : l’errance est une étape dans la maturation et le devenir adulte. Mais, ceux-là ne vont pas bien loin : à un moment donné, ils ont une poussée de fièvre, mais cela ne va pas au-delà. Ils s’arrêtent relativement rapidement. Ils vont dériver dans leur tête et un peu sur le territoire pendant un an ou un été, et puis ça se calme. Ce passage est bien souvent mis en acte par des adolescents qui ont eu une enfance sereine et qui sont en paix dans leur tête. Pour d’autres jeunes, on constate une volonté de vivre différemment. Il y a, chez eux, une part importante de choix, dans cette orientation de leur existence. Cela ressort fortement actuellement avec la mouvance techno non institutionnelle ou encore le développement constant de la mouvance punk. Bien sûr, il n’y pas exclusivement cela. Il y aussi de la souffrance psychologique et de la fuite face aux angoisses de l’existence. Mais, je pense qu’on ne peut comprendre le phénomène de l’errance si on ne retient que la problématique psychologique ou que l’acte de refus politique de la société. Il faut garder ces deux entrées comme complémentaires et non exclusives l’une de l’autre. Je n’hésite pas à faire des parallèles entre les aspirations de vie communautaires des zonards et la mise en acte des jeunes intérimaires qui choisissent de travailler le moins possible pour partir le plus possible en vacances. Je ne vois pas pourquoi on nierait toute légitimité chez les zonards à vouloir échapper à un certain mode de vie, alors qu’on la reconnaît dans d’autres circonstances comme extrêmement novatrice dans les pages des hebdomadaires de société !
L’errance est-elle donc la bonne façon d’échapper aux contraintes et de vivre pleinement sa liberté ?
François Chobeaux : C’est vrai que je tiens beaucoup à ce qu’on ne transforme pas l’errance seulement en une manifestation psychopathologique. Mais je n’en fais pas non plus un lieu de bonheur. C’est vrai que pour la plupart de ces jeunes, il y a une vraie souffrance psychologique. Celle-ci se manifeste dans leur immédiateté, dans leur impulsivité et leur refus des contraintes, ce qui ne permet pas de vivre très heureux. Pour certains de ces jeunes, l’avenir ne sera pas très positif. Ce qui les menace c’est bien la clochardisation. Les risques sont terribles. En quelques années, ils peuvent se détruire les neurones en prenant des acides, devenir accro aux opiacés, contracter l’hépatite C ou le VIH, développer un certain nombre de maladies, en mangeant n’importe quoi, n’importe comment, attraper des parasites qui ravagent petit à petit la peau, se jeter par la fenêtre en étant sous hallucinogènes, développer une septicémie avec une plaie mal soignée, décompenser une schizophrénie latente avec un bon coup d’acides qui vont aider à la démarrer... De tout cela on ne se remet pas. Du moins, pas toujours. Si on a réussi à passer à travers tout cela, qu’on a résisté au fait d’avoir couru comme un chien fou pendant des années, aux effets ravageurs des toxiques, des virus et à tout ce qui peut arriver, qu’on a réussi malgré tout à survivre, il est possible alors, qu’un jour, on se dise : « c’est fini les conneries » et de décider de se tracer un chemin, même si celui-ci sera bien différent de celui de la moyenne des braves gens. Si on est passé à travers toutes ces épreuves sans en sortir trop marqué, il y a des dynamiques de construction. Il existe des micro groupes qui sont en train de se stabiliser et de se sédentariser et qui tentent d’élaborer des modes de vie moins destructeurs. Il y a quelques années, je disais que c’était surtout le monde du vide. Aujourd’hui, je reviens un peu là-dessus. S’il y a beaucoup de détresse chez les jeunes errants, il faut se garder de ne voir en eux que des malades.
Quelle attitude doit adopter l’animateur qui est en contact avec ces jeunes ?
François Chobeaux : Il y a des titulaires de diplômes professionnels d’animation qui travaillent dans des structures accueillant des jeunes en dérive. Ils peuvent être embauchés dans des points d’accueil jeunes ou des équipes de rue. Mais, on est plutôt là dans une action très spécialisée à la limite du travail d’éducateur spécialisé. Encore qu’en la matière, ce qui compte ici selon moi c’est plus la personnalité de l’intervenant que le diplôme détenu. Pour ce qui concerne l’animateur généraliste, spécialisé enfance jeunesse, il aura plus rarement l’occasion d’entrer en relation avec ce type de public. Je pense néanmoins qu’il joue un rôle essentiel, en amont, dans la prévention. Il peut, en travaillant intelligemment, faire en sorte tout simplement que les enfants et les adolescents auprès de qui il travaille, soient bien dans leur peau et grandissent de façon heureuse. C’est tout bête, mais c’est essentiel. Cette action consiste à leur permettre de s’exprimer, de se confronter à des adultes qui ne soient ni tout mou ni tout dur, de faire en sorte qu’ils puissent se projeter, agir et vivre avec d’autres, se mettre en risque de façon accompagnée, dans de l’expression ou de l’activité... tout un travail d’aide destinée finalement à devenir grand. S’il y a encore des animateurs qui pensent que leur travail consiste à être seulement des techniciens de l’animation, ils se trompent complètement. Ils sont forcément « éducateurs » : leur rôle principal, même si, pour le faire, ils doivent s’appuyer sur des activités, c’est d’aider les mômes à devenir des adultes équilibrés et épanouis.
Propos recueillis par Jacques Trémintin
Journal de L’Animation ■ n°44 ■ déc 2003