Bonnaffé Benoït - Tabac

« Lutter contre le tabagisme requière une éducation en profondeur »

Le Docteur Benoît Bonnaffé est cardiologue et tabacologue et membre du réseau de consultation de tabacologie de l'Office Français de prévention du Tabagisme 

La maladie alcoolique intervient après une période allant de 10 à 20 ans de consommation régulière. Au bout de combien de temps et à partir de quelle quantité, devient-on accro du tabac ?

Benoît Bonnaffé : La dépendance  s’installe dans des délais  brefs. Il n’existe pas de chiffres précis, mais on peut estimer à quelques semaines, le délai nécessaire pour qu’elle s’instaure. La dépendance sera plus difficile à vaincre quand le début de la prise quotidienne de tabac (1 à 2 cigarette / jour) se fait jeune, avant 15 ans et souvent vers 11 ou 12 ans. Il y a bien sûr le cas de ces fumeurs occasionnels qui prennent une cigarette ou un cigare une fois de temps en temps. Ce sont des  des dilettantes du tabagisme qui sont capables de ne pas fumer pendant une semaine ou un mois. Ils ne sont pas dépendants et la toxicité à ce rythme de consommation n’est pas significative.

 

Certains fumeurs prétendent ne pas être concernés par la dépendance et pouvoir s’arrêter quand ils le veulent. Qu’en est-il exactement ?

Benoît Bonnaffé : c’est vrai qu’il y a un faible pourcentage de patients au sein de la population qui ne sont pas dépendants. Cela a été démontré par l’expérimentation animale : on constate qu’environ 5% des souris ou de singes à qui l’on fait absorber du tabac, de l’alcool ou de l’héroïne ne recherchent pas compulsivement à consommer à nouveau ces produits. Pour ce qui concerne l’être humain, on n’a jamais constaté de population dépendante à 100%. Le pourcentage maximum qui a pu être mesuré ne concerne que -même si c’est déjà énorme- 60%. C’est le cas des peuples asiatiques qui sont parmi les plus fumeurs. Mais, cette non-dépendance ne concerne, j’insiste là dessus, qu’une toute petite minorité de fumeurs.

 

Quels sont les traitements qui existent pour lutter contre le tabagisme ?

Benoît Bonnaffé : il existe beaucoup de traitements, mais seul un petit nombre d’entre eux a fait la preuve de leur efficacité, car ils ont fait l’objet d’études contrôlées. J’en retiendrai cinq essentiels. Il y a d’abord les substituts nicotinés (sous forme de patch, de gommes ou de sprays) qui remplacent la nicotine, aidant à ne plus avoir recours à la cigarette tout en continuant à en ressentir certains effets, d’une façon dégressive. Viennent ensuite les anti-dépresseurs qui ont la particularité d’aider au sevrage, et qu’on peut administrer même en l’absence de toute dépression. Troisième catégorie, le zyban : c’est un médicament qui réussit à diminuer l’envie de fumer. La quatrième catégorie de traitement correspond aux thérapies comme les approches  cognitives et comportementales qui traitent les maladies psychiques tels les phobies, des tics et aussi les dépendances. Et enfin le simple suivi en consultation ou même par téléphone. Aucune de ces méthodes n’est a priori plus efficace l’une que l’autre. Pour un fumeur, une méthode fonctionnera, pour son voisin, ce sera une autre.

 

Que pensez-vous des gens qui disent : “ moi je n’ai besoin de rien. Quand j’aurai décidé de m’arrêter, je le ferai tout seul ” ?

Benoît Bonnaffé : ce serait bien, si c’était vrai. Ca l’est, de temps en temps. Après tout, c’est important que chacun puisse faire sa propre expérience. Au bout d’un certain nombre de récidives, on accepte plus facilement d’être aidé, puisqu’on a échoué en voulant agir tout seul. Il a pu être démontré que l’utilisation d’aide au sevrage double le taux de réussite par rapport à la simple volonté. Dans une population très exposée qui présentera un taux de réussite de 5% avec la seule volonté, l’utilisation d’une de ces méthodes portera à 10% le nombre de personnes qui réussiront à s’arrêter. Dans une autre tranche de la population plus motivée et moins dépendante, on passera à un taux de réussite spontané de 30% à 60%, si les personnes se font aider.

 

Est-ce que le public des adolescents et des jeunes adultes fait partie de votre clientèle ?

Benoît Bonnaffé : Peu. Mais, je ne me contente pas d’attendre qu’ils viennent me consulter. Je n’hésite jamais à aborder ce sujet, quand je vois un jeune pour tout autre chose. Le rôle des médecins est de tendre la perche. D’autant que beaucoup de jeunes font preuve d’une certaine naïveté à l’égard du tabac : croire que fumer cinq cigarettes seulement par jour n’est pas dangereux ou penser, pour les jeunes filles, que s’arrêter de fumer va obligatoirement les faire grossir. Informer me semble essentiel : c’est la première étrape du traitement. Le sevrage ne pourra réussir que parce que l’individu a compris le tabagisme et surtout le sien.

 

Qu’est-ce qui explique selon vous l’attrait du tabac chez les jeunes ?

Benoît Bonnaffé : il faut le reconnaître, on a beaucoup de mal à être écouté. On a souvent l’impression de prêcher dans le désert. C’est sans doute parce que ce public jeune sait très bien que les ennuis n’arriveront qu’au bout de 10 ou 20 ans. Cela leur semble bien loin. La cigarette dans l’instant présent, c’est un produit merveilleux par la séduction qu’elle produit, par son côté pratique (ça tient dans la poche), par la convivialité qu’elle apporte (partager le plaisir de fumer entre amis), par l’effet dé-stressant qu’elle procure etc... toute une série de petits bonheurs que l’on pouvait obtenir, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, finalement, pour un coût minime. Les fumeurs ne renonceront pas à ces petits plaisirs s’ils n’apprennent pas parallèlement à avoir une autre gestuelle (quoi faire de ses mains) ou à gérer autrement leur stress (en se relaxant d’une autre façon). On ne retire pas brusquement une béquille à quelqu’un qui en a besoin pour marcher, sans lui fournir un autre point d’appui ou le prévenir que son équilibre sera plus difficile pendant quelques temps.

 

Que pensez-vous de la loi qui vient d’être votée au mois d’août 2003 et qui interdit la vente de tabac aux moins de 16 ans ?

Benoît Bonnaffé : je pense que c’est une excellente mesure, même si elle ne pourra sans doute pas être appliquée strictement, immédiatement. Mais, ce n’est pas parce que certains automobilistes ne s’arrêtent pas au feu rouge que la loi qui oblige à le faire n’est pas bonne ! Si l’on réussissait par ce type de loi à retarder l’âge de l’initiation au tabagisme et en définitive le nombre de fumeurs, cela pourrait faire gagner des millions de vies dans le monde.

 

Pensez-vous que l’action de prévention que les tabacologues ont engagé portera ses fruits dans les années à venir?

Benoît Bonnaffé : quand on connaît à fond la tabacologie, on gagne du temps, on sait apporter un certain nombre de réponses. Mais on n’est pas toujours efficace : on ne traite pas le tabagisme comme on le fait avec une bronchite en prescrivant un antibiotique. Et puis, les personnes ne sont pas forcément prêtes à accéder au stade du sevrage. Sachant qu’il y a différentes étapes pour y arriver, on respecte là où elles en sont. On sait qu’il ne sert à rien d’insister quand la situation n’est pas encore mure. De même il ne suffit pas de faire peur. Ce sur quoi on essaie d’intervenir, c’est sur un comportement. Et l’on sait qu’il faut du temps pour le modifier. Mais, il est toujours possible d’y arriver, à un moment ou à un autre, sauf pour ces patients atteints de dépression grave ou de schizophrénie pour qui l’espoir est faible et qu’il vaut mieux laisser tranquilles. A l’échelle de toute une population il existe des progressions encourageantes. Les USA sont passés d’un tabagisme fort qui atteignait 45 % à une proportion bien moindre de 23 % de la population. C’est aussi le cas de la Grande Bretagne et  des pays scandinaves qui ont obtenu leurs résultats au prix d’une éducation en profondeur qui n’a porté se fruits qu’au bout de 10 ou 20 ans.

 

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

Journal de L’Animation  ■ n°42 ■ oct 2003