Duhamel Pierre - Savoir expérientiel

dans Interviews

Le savoir expérientiel est-il légitime ?

Enfant placé, puis travailleur social, Pierre Duhamel est aujourd’hui formateur dans le social. Cet itinéraire qu’il décrit dans son livre « le bal des aimants », Lien Social a voulu mieux le connaître, avec comme question sous-jacente : comment travailler en protection de l’enfance quand on a été soi-même maltraité et placé en foyer pendant dix ans ? 
 
Quelle a été votre motivation à vous engager dans le métier de travailleur social ?
J’ai toujours su que ce serait ce métier que je saurais faire le mieux. Cette envie de l’exercer, je le dois aux éducateurs qui m’ont accompagné, qui m’ont compris et qui m’ont aimé. Je leur suis reconnaissant de m’avoir apporté ce que je n’avais pas reçu dans ma famille. C’est comme si j’avais voulu rendre tout ce qu’on m’avait donné. Mais, cette motivation, je l’ai mûrie. Elle ne m’est pas apparue immédiatement. Puis, elle s’est imposée à moi comme une évidence. Avant de me lancer, je suis allé rencontrer les professionnels qui m’avaient aidé à grandir, pour obtenir leur approbation. Le fils d’un médecin s’engageant dans des études de médecine va chercher à lire dans les yeux de son parent la fierté et la reconnaissance de voir son action prolongée et ses valeurs transmises. Il en allait de même pour moi. Il me fallait m’assurer de la légitimité à devenir un travailleur social, moi qui avais été placé.
 
Ce vécu d’enfant placé vous aide-t-il aujourd’hui dans votre travail de formateur ?
Un jour un stagiaire m’a rapporté la demande d’un enfant qui, au coucher, lui réclamait un câlin. Il avait différé sa réponse pour en parler au préalable en équipe. Quand on a eu la chance, comme moi, d’avoir une référente me prenant dans ses bras, pour me consoler et me rassurer en m’embrassant, vous imaginez ce que j’ai pu répondre à ce stagiaire. On affirme parfois encore que pour devenir un bon professionnel, il faudrait annuler ses sentiments et adopter une juste distance. Or, c’est justement cette affection qui m’a été donnée, celle-là même que ma mère était dans l’incapacité de m’apporter, qui m’a permis de m’en sortir. Quand on n’a pas vécu cette réalité, on mesure difficilement l’importance pour un enfant de lire dans les yeux d’un adulte à quel point on est digne d’amour et combien on croit en vous. C’est cette disponibilité et cette bienveillance quotidiennes qui ont nourrit la confiance en moi. C’est aussi ce vécu qui me permet d’insister auprès des stagiaires sur l’importance qu’il peut y avoir à préparer la fin du stage, afin de ménager autant que possible la nouvelle rupture que va occasionner leur départ pour des enfants si fragilisés face aux liens d’attachement.
 
On pourrait vous répondre que concentré sur la réparation de votre propre histoire, vous risqueriez de ne pas être suffisamment disponible à celle des enfants accompagnés…
J’ai travaillé mon passé avec des psys. J’ai voulu notamment pouvoir comprendre l’hyper sensibilité et l’hyper empathie qui m’envahissaient dans ma relation aux autres. Je suis parfois encombré par les émotions des autres, ayant tendance à faire passer leurs soucis avant les miens ! J’ai réussi à élaborer ces mécanismes qui sont en moi et à mettre du sens sur leurs manifestations. Je sais ce que mes carences affectives provoquent encore aujourd’hui dans mon rapport à l’attachement. Mais toutes ces épreuves n’ont pas détruit ma capacité d’élaboration, de réflexion et de prise de distance avec mon passé. Je suis persuadé, tout au contraire, que d’avoir été d’un côté de la barrière et d’être de l’autre côté aujourd’hui, me permet d’encore mieux préparer à la fonction d’éducateur.
 
Les relations avec les professionnels de terrain ne risquent-elles pas d’être faussées par votre passé ?
Bien au contraire. La première fois où j’ai fait une visite de stage auprès de l’éducatrice de la MECS qui m’avait accueilli en septembre 1981, celle-ci m’a téléphoné pour me demander comment elle devait se comporter : devait-elle faire comme si on ne se connaissait pas et me vouvoyer ? Je lui ai répondu : « tu m’as appris à me laver le nombril et tu voudrais qu’on fasse comme si on ne se connaissait pas. Non ! On va se faire la bise et on va se tutoyer ». Le nouveau directeur a acheté mon livre. Il m’a raconté qu’il l’a donné à lire à une adolescente qu’il recevait dans son bureau, après une énième bêtise. Elle l’a lu d’un seul coup. Quand elle le lui a rendu, elle lui a dit : « je vais essayer d’être moins conne ! » Je ne sais pas si ses bonnes résolutions tiendront longtemps, mais elles illustrent le va et vient qui peut être très fructueux entre différents niveaux d’expérience et de vécu.
 
Votre histoire est-elle connue de vos collègues formateurs ?
Pour tout vous dire, je ne m’appelle pas Pierre Duhamel. J’ai écrit sous un pseudonyme. Je refuse les invitations tant de mon éditeur L’Harmattan, que des personnes souhaitant me faire témoigner publiquement. J’ai voulu révéler mon histoire et en même temps sortir de l’anonymat me fait peur. J’ai trop souvent eu à me justifier de mon parcours. Je ne veux pas recommencer à le faire. Je ne suis peut-être pas encore disposé à l’assumer à visage découvert. Mais, ce qui me fait le plus hésiter, ce n’est pas seulement de me sentir prêt ou non, mais de savoir si les collègues qui m’entourent le sont. J’ai un mauvais souvenir de la réaction de ma première référente de stage pendant mes études. Elle se montrait très critique à l’égard de l’équipe éducative de la MECS où j’avais été placé. Je lui ai dit que je la connaissais. Quand elle en a appris la raison, cela a été un vrai choc. Elle était en train de conduire. Sa manœuvre pour s’arrêter et se garer sur le côté a été si violente que j’ai cru qu’on allait avoir un accident. Elle s’est tout de suite inquiétée pour savoir si mon centre de formation était au courant. J’ai aussitôt regretté de m’être ouvert sur mon passé. J’ai pourtant vécu un autre épisode bien plus positif pendant ma formation. Un formateur abordant la question de l’argent a travaillé avec l’outil du génogramme. Il m’a demandé de décrire ma famille. Mes collègues qui ignoraient tout de mon histoire ont été stupéfaits de la découvrir. Ils m’ont posé beaucoup de questions, se montrant très respectueux et attentifs. J’en garde un très bon souvenir.
 
Cette réaction de vos collègues de promotion démontre que ce « coming out » ne serait donc pas forcément mal accueilli. Le monde a changé, les représentations ont évolué…
Les éducateurs de la MECS où j’ai été placé parlent souvent de moi comme l’exemple de celui qui a réussi. Mais, je crois qu’ils restent discrets sur ma fonction. Les stagiaires qui y sont passés ont peut-être compris. Ils ne m’en ont jamais parlé, par discrétion ou respect. Quand les étudiants me disent : « on est étonné que vous compreniez si bien ce qui se passe en MECS », j’ai envie de leur crier « c’est parce que j’y ai vécu ! ». Mais je me tais. Je ne veux pas prendre ce risque. Je ne sais pas comment réagirait mon entourage professionnel. Je me plais trop dans mon travail, pour tourner les talons et partir. Je sais que c’est ce que je ferai, si l’accueil que recevait ma révélation était décevante. S’il y a bien quelque chose que je garde de mon passé d’enfant placé, c’est cette forte sensibilité au regard des autres. Je ne supporterais pas de me retrouver avec une étiquette sur le front : non pas Pierre Duhamel avec ses qualités et ses défauts, mais Pierre Duhamel « ancien de la DDASS ». Un jour viendra peut-être où je franchirai le pas. C’est trop tôt. Le moment n’est pas venu.
 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1212 ■ 07/09/2017