Filliozat Isabelle - Charlie

Réagir après la série de massacres de début janvier relevait de la gageure, tant cet évènement a laissé beaucoup d’entre nous complètement hébétés et groggys. Isabelle Filliozat, psychothérapeute, formatrice et auteure de seize livres, publiait, dès le 8 janvier, une précieuse contribution permettant de panser et de se remettre à penser. Elle prolonge cette réaction, en approfondissant sa réflexion pour comprendre, analyser et dresser des perspectives.

« Ne cédons pas à la peur et évitons de réagir, en miroir avec les intégristes »

 
JDA : Quelle a été votre première réaction, à l’annonce de ce massacre ?
Isabelle Filliozat : J’étais totalement abasourdie et remuée jusqu’au tréfonds des tripes. Je n'ai pas tout de suite réalisé. J'ai entendu qu'il y avait eu un attentat à Charlie Hebdo, mais bon. Quand j’ai appris le nombre de morts, j’étais effondrée. Ces dessinateurs étaient des personnes infiniment bonnes, symbole non seulement de l’humour, mais tout autant de la pensée. J’étais, à ce moment-là, moi-même complètement figée et incapable de penser. J’ai mis un certain temps à sortir de cet état de tétanisation et à recommencer à réfléchir. Ce massacre m’a d’autant plus interpellée que je travaille, depuis de nombreuses années, sur les origines de la violence. Je considère qu’elle n’est qu’un symptôme, symptôme extrêmement douloureux, mais un symptôme quand même. On ne peut pas se contenter d’essayer de l’éradiquer. Ce serait s’attaquer aux effets, sans toucher aux causes. Si l’on veut avoir la moindre chance de mettre un terme aux attentats, il faut remonter à leurs sources et comprendre d’où tout cela vient.
 
JDA : Comment expliquer une telle abomination ?
Isabelle Filliozat : Je n’ai pas la prétention de vouloir tout expliquer. Je peux juste proposer quelques pistes. Après les assassinats perpétrés par Mohamed Mehra, en 2012, je me suis dit qu’on ne devenait pas ainsi un tueur aussi facilement. J’ai lu le livre que lui a consacré son frère Abdelghani Merah. Il décrit une haine structurée, dès l’enfance, par la violence subie dans une  famille maltraitante. Nous construisons nos capacités cognitives et relationnelles, à partir des relations fines que nous tissons avec les figures d’attachement qui nous entourent et nous font grandir dans un bain affectif et bienveillant. Dès lors où l’enfant en est privé, cela constitue une source de risque : cela va limiter ses capacités à inhiber ses impulsions, à percevoir qu’il fait mal à autrui, à réfléchir en profondeur. Les frères Kouachi, les auteurs de la tuerie à Charlie hebdo, ont perdu leurs parents très jeunes et se sont retrouvés en foyer. Heureusement, tous les orphelins ne deviennent pas des meurtriers. Mais cela crée une fragilité qui est encore aggravée par une accumulation de haine.
 
JDA : Comment passe-t-on de la haine au terrorisme ?
Isabelle Filliozat : On peut imaginer un scénario possible. Au départ, il y a l’exclusion. Celle subie dans sa famille, mais aussi à l’école. Notre école ne sait pas bien intégrer les enfants en difficultés qui sont trop souvent confrontés à la dévalorisation, au jugement et à une notation qui sanctionnent leurs échecs. Alors qu’ils ont déjà souffert dans leur petite enfance, ils se trouvent confrontés à un nouveau rejet provoquant un surcroît de douleur mêlée à de la peur, de la fureur et de la rage, terreau de la haine qui s’accumule. Plus ces enfants grandissent, plus leurs perspectives se réduisent. Depuis quelques années, la pauvreté augmente, le chômage s’accroît, les très riches s’enrichissant toujours davantage. Où que l’on se tourne, on ne trouve que de l’injustice. Le monde semble désormais gouverné par la finance. Tant que nous ne changerons pas de direction, nous nous exposons à de plus en plus de sursauts de haine et de vengeance. Nous faisons le lit du terrorisme, en continuant les politiques d’austérité, en continuant de servir les banques et les ultra-riches, en continuant de servir le monde de l’argent plutôt que le monde de l’humain. Comment réussir à gagner cet argent qui permet d’accéder à une société de consommation qui étale son luxe aux devantures des boutiques, quand la pauvreté ne permet pas d’en posséder ? Il y a d’abord la dérive délinquante. Il y a, aussi, la séduction du discours islamiste. Il ne suffit bien sûr pas d’avoir souffert, pour devenir Jihadiste. Mais, quand on a déjà un gros paquet de haine à l’intérieur de soi et qu’on vous propose une façon de s’en sortir, l’endoctrinement s’en trouve facilité. On vous dit « votre haine est justifiée et vous avez le pouvoir de changer votre vie ». Décider de s’engager pour aller faire la guerre en Syrie ouvre une possibilité de se sentir utile, puissant, signifiant….
 
JDA : Les islamistes sont-ils les seuls responsables de cette situation ?
Isabelle Filliozat : Il est trop facile de renvoyer vers les intégristes l’unique responsabilité de cette situation. D’abord, parce des collusions existent entre certains groupes fondamentalistes et le monde de la finance occidentale. Ensuite, parce désigner l’autre comme seul responsable, c’est la meilleure manière de ne rien pouvoir changer. Si nous nous disons : nous y sommes, pour une partie, pour quelque chose, cela nous donne la possibilité d’agir sur cette partie. Alors seulement, nous pouvons changer la donne. Nous devons tout mettre en œuvre pour ne pas laisser des enfants devenir des jeunes qui peuvent tuer. Si les islamistes tentent de les embrigader, cela devrait pouvoir glisser comme sur les plumes d’un canard. Nous devons nous interroger sur la façon dont nous devons les accompagner, pour qu’ils aient suffisamment de pouvoir personnel sur leur propre vie, suffisamment de perspectives d’avenir et suffisamment d’attachement avec autrui, pour ne pas adhérer à des doctrines extrémistes. Ce qui doit changer, c’est la conviction de notre société qu’il faut punir les coupables et réserver l’amour à ceux qui le méritent. Un gamin qui ne travaille pas bien à l’école va avoir une mauvaise note. Celui qui se comporte mal va être exclu. Alors même que ce dont ils ont le plus besoin, c’est de reconnaissance, d’attachement et d’inclusion.
 
JDA : Comment réagir face aux ados disant : « en caricaturant le prophète Charlie a bien cherché ce qui lui est arrivé » ?
Isabelle Filliozat : Quand un adolescent réagit ainsi, c’est qu’il s’est emparé d’un discours qu’il a entendu tenir autour de lui. En pleine période de recherche identitaire, il manie volontiers toutes sortes de pensées. Nous avons tou(te)s, à cet âge, été attiré(e)s par des raisonnements simplistes, opposant le bien et le mal. Notre défi, c’est de le faire accéder à la complexité de la pensée et de lui montrer qu’il en est capable. Non, en attaquant de front sa logique, mais en lui permettant d’exprimer ses convictions jusqu’au bout et en le poussant dans ses retranchements. Plus on s’attaque à sa façon de penser, plus on risque de l’y enfermer. Il ne s’agit pas d’essayer de le convaincre ou de porter un jugement de valeur, mais de lui montrer la pluralité et la diversité des points de vue. S’il apparaît prisonnier de la haine, il est essentiel d’aller en chercher les sources dans un sentiment d’injustice, de rejet ou d’exclusion. Ce qu’il faut avant tout préserver, c’est le dialogue et l’échange : une seule petite flamme fait reculer l'obscurité. 

Lire le dossier : Charlie
 

Jacques Trémintin - Journal de L’Animation ■ n°157 ■ mars 2015