L’enragé

CHALANDON Sorj, Éd. Grasset, 2023, 407 p.

Voilà un roman appartenant à ces récits dont il est difficile de se décoller, avant d’avoir tourné la dernière page. Sans doute parce qu’il est à la fois terrifiant et optimiste, désespérant et encourageant, mélancolique et réjouissant.

Jules Bonneau (patronyme qu’il fallait inventer, l’auteur l’a osé !) passe devant la justice à l’âge de douze ans. Comme le veut la loi, son âge ne lui permet pas d’être pénalement sanctionné, car considéré comme ayant agi « sans discernement ». Il n’en est pas moins envoyé à la colonie pénitentiaire de Belle-Ile.

On ne finira jamais de décrire les effrayantes ignominies que cet immonde bagne imposa à des enfants dès son ouverture en 1880. Et il ne faudra jamais cesser de remuer encore et encore le souvenir de cette monstruosité infligée à une jeunesse coupable d’avoir été abandonnée, d’avoir volé un pain ou d’avoir été pris à vagabonder. Chenapan, voyous, bandits : entre 12 et 21 ans, ils vont tous vivre au quotidien la violence, les passages à tabac, les viols, la torture, les cachots, le travail forcé, le froid, la faim entre les mains de gardiens avinés et sadiques, brutaux et cruels. Les cent premières pages raisonnent d’une férocité indicible. Il faut les lire, pour se rappeler à jamais ce qu’une société peut infliger à des enfants.

Puis, vient ce 27 août 1934, fameux pour la révolte qui explose. Chauffé à blanc par les pages qui précèdent, comment le lecteur ne peut-il pas se projeter dans ce feu qui crépite, dans ces fenêtres qui explosent, dans ces meubles qui se fracassent sous la colère déchaînée d’une émeute qui éclate enfin. Ils sont 56 « pupilles » (puisque c’est ainsi que sont dénommés les jeunes bagnards) à s’échapper, s’éparpillant sur une île cernée par la mer. Toute la population s’y met pour les capturer.

Jacques Prévert en a fait un inoubliable poème (La chasse à l’enfant) : «  C’est la meute des honnêtes gens/Qui fait la chasse à l’enfant /Pour chasser l’enfant, pas besoin de permis/Tous les braves gens s’y sont mis/Qu’est-ce qui nage dans la nuit/Quels sont ces éclairs ces bruits/C’est un enfant qui s’enfuit/On tire sur lui à coups de fusil. » Faut-il donc désespérer de l’espèce humaine, la voyant réduite à une populace constituée d’une bande d’excités prêts à lyncher tout enfant qu’elle croisera s’il n’y avait à la clé une récompenser de 20 Francs, pour les ramener vivants ? Sur les 56 évadés, 55 seront repris, battus et renvoyés en enfer. Le 56ème disparaitra sans n’être jamais retrouvé.

Et c’est l’histoire de cet ultime évadé, Jules Bonneau, qui est imaginée par Sorj Chalandeau. A compter du tiers du livre, l’horreur s’estompe, la fraternité surgit, la bienveillance l’emporte. Le récit nous fait renouer avec une humanité n’ayant pas totalement désertée la folle planète des hommes. Le lecteur peut souffler, reprendre espoir et s’apaiser. Non que la destinée de cet enfant perdu soit exempte de violence. On ne se relève pas si facilement que cela de la barbarie qu’on a subie pendant tant d’années. Mais, au moins, Jules Bonneau reprendra sa vie en main, enfin libéré de la férule despotique sous laquelle il a passé son enfance. Ce roman animé par une rage et une colère si contagieuses constitue l’un des plus bel hommage à la générosité et l’une des plus poignante condamnation de la malfaisance ordinaire dont puisse se rendre coupable le monde adulte à l’égard des jeunes générations.