L’éducateur spécialisé en question(s). La professionnalisation de l’activité socio-éducative

Jean BRICHAUX, érès, 2001, 144 p.

L’ouvrage de Jean Brichaux marquera d’une pierre blanche le processus de constitution des savoirs professionnels du métier d’éducateur spécialisé. L’auteur nous propose ici un écrit d’une grande qualité, alliant la richesse des sources avec une sensibilité tout à fait remarquable qui ne peut que combler le professionnel qui le lit. « Je me défends d’appartenir à cette race de « sachants »- race en voie de prolifération galopante- qui pensent peu mais s’agitent beaucoup et qui feignent ainsi de connaître ce qu’ils ne connaissent pas » proclame-t-il en introduction. Pourtant, il n’est pas si fréquent d’entendre parler de ce métier avec autant d’authenticité, de force et de justesse. L’éducateur spécialisé est le plus souvent perçu comme ce doux rêveur, vaguement écologiste dont l’activité se définit d’autant plus mal que tout un chacun, en devenant parent, pourrait développer les compétences qu’on lui demande de posséder. C’est vrai, qu’au départ, dans le modèle tutélaire, la vocation, l’esprit missionnaire et le don de soi constituaient l’essentiel des bagages demandés pour exercer le métier. Puis, surgit l'idéal technicien qui fit illusion un temps, jusqu’au moment où on se rendit compte que la science n’était pas en mesure d’expliquer les pratiques éducatives avec autant de succès que les phénomènes naturels. La pratique éducative est une démarche de problématisation plus qu’une recherche de résolution de problèmes. La dernière étape dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui est ce modèle réflexif qu’on peut relier au concept d’ « accoucheur » de Socrate ou d’ « enseignant centré sur l’élève » de Rogers. L’action de l’éducateur ne pourra tirer tous ses effets que si elle trouve un écho et une collaboration chez l’usager. De consommateur d’un produit proposé par un spécialiste, celui-ci devient expert de sa propre situation, l’éducateur étant dans l’accompagnement plus que dans la surveillance. On est loin ici de la logique du donneur de leçons imbu de son savoir : la relation est empreinte d’humilité.  Elle se fonde aussi dans le postulat d’éducabilité, « dans cette croyance qu’il est concevable d’apporter à chacun quel que soit le déficit, ce supplément d’humanité que le fera grandir » (p.115) L’éducateur se sent comptable de l’émergence d’autrui mais a conscience de sa condition humaine et donc de sa finitude. Il peut ainsi échapper à toute tentation démiurgique en ne se sentant responsable ni de l’échec ni de la réussite de ceux qu’il aide. « L’éducateur peut échapper au sentiment d’inutilité s’il parvient à porter un regard neuf sur le banal, s’il comprend que l’essentiel se situe peut-être dans les interstices de l’ordinaire » (p.118) On comprend mieux ainsi, pourquoi la nature même de ce travail rend illusoire la construction d’un corpus théorique aussi précis que dans le cas de l’industrie ou de la gestion. L’éducateur spécialisé est un travailleur de l’immatériel et du symbolique : il n’a rien de tangible à montrer comme fruit de son labeur. Les situations auxquelles il est confronté sont marquées par l’unicité (ce qui a marché n’est pas reproductible), le multidimensionnel (avec des dimensions sociales, psychologiques, pédagogique, philosophiques, institutionnelles ...), la simultanéité (il faut gérer l’ensemble sans négliger les besoins de chacun), l’urgence (haute contrainte temporelle), l’incertitude (anticipation de ce qui va se passer toujours aléatoire). En un mot comme en cent, il est impossible de modéliser le comportement à adopter en partant de la seule rationalité, d’une logique qui s’appuierait sur les seules hypothèses pour en déduire des solutions ou encore d’une approche disjonctive (c’est ceci ou cela). « Les mots, les symboles et même les métaphores ne parviennent que très exceptionnellement à traduire toute la richesse de ce que la personne a vécu, ressenti ou réalisé » (p.63). L’éducateur doit faire appel à de nombreuses ressources incertaines. Il doit par exemple se centrer sur la vraisemblance (logique abductive) et procéder à la déduction, sur une base relativement souple, de conclusions plausibles susceptibles d’être remises en cause ultérieurement (logique floue). Il doit s’appuyer largement sur son intuition, cette inspiration issue de son expérience qui l’amène à savoir sans savoir qu’il sait. Mais il a aussi recours à ce bricolage qui favorise l’inventivité face à une réalité où la contingence domine : sa sagacité et son sens de l’opportunité voisinent avec son flair et sa débrouillardise. Sans oublier l’improvisation qui sans épuiser le quotidien, constitue néanmoins la voie royale de la créativité. Le métier d’éducateur connaît une complexité au moins égale à celle des situations rencontrées. Seule la combinaison de l’expérience et de l’information, la complémentarité des deux instances psychiques que sont la raison et l’intuition s’avèrent efficaces. On mesure la difficulté de la transmission d’un tel « savoir s’y prendre ». Il ne s’acquière qu’en partant du terrain pour y revenir après un détour réflexif alimenté par les apports théoriques des sciences humaines, mais aussi en partant de la théorie pour y revenir après un détour par la médiation pratique. Un rôle essentiel revient sur le terrain au professionnel expérimenté, véritable mentor qui n’est ni professeur, ni tuteur, ni superviseur, ni parangon, mais qui propose un compagnonnage cognitif et affectif favorisant le cheminement identitaire de l’éducateur en herbe. On le constate : le processus de professionnalisation de l’éducateur spécialisé est en marche si l’on s’en réfère à cette exigence « de savoir agir et réagir avec pertinence, de savoir combiner des ressources et les mobiliser dans un contexte, de savoir transposer, de savoir apprendre et apprendre à apprendre et de savoir s’engager » (G. Boterf cité p.21) Pourtant, il reste des étapes qui demanderont encore du temps et de l’énergie, au premier rang desquelles se trouve la constitution d’un savoir formalisé dont la construction est encore balbutiante. Sa richesse est en même temps sa faiblesse à la mesure de ce que conclue avec pertinence l’auteur : « formulons le vœu que la rade qui semble nous accueillir soit pour longtemps encore, le lieu géométrique de notre incertitude. » (p.127). Il ne reste plus au lecteur qu’à courir vers la librairie la plus proche.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°592 ■ 11/10/2001