Résoudre les conflits dans les établissements sanitaires et sociaux

Jean René LOUBAT, Dunod, 1999, 291 p.

L’ouvrage de Jean-René Loubat est construit autour d’une démonstration, qui, pour être convaincante, n’en bouscule pas moins les à priori qui imprègnent notre époque à ce point paradoxale qu’éminemment conflictuelle, elle a néanmoins horreur du conflit. Or, celui-ci n’est pas un dysfonctionnement de l’organisation sociale, mais s’avère un mode de fonctionnement parfaitement fonctionnel et éminemment utile à l’évolution et au progrès. Ce qu’explique l’auteur, c’est qu’« il n’est en rien une pathologie éruptive de l’ordre social, mais qu’il est en est le fondateur et le refondateur permanent. » Ce qui fait société, en effet, c’est une structure dynamique, inlassablement renégociée par ses membres. En la matière, l’humanité, depuis ses premiers balbutiements est habitée en permanence de ces confrontations de rôles et de stratégies, de ces effets de manche et de figure de style, de ces contestations territoriales et défenses statutaires. L’harmonie n’est en fait qu’un stade idéal et agréable qui se situe juste entre les conflits antérieurs et les conflits à venir. Pour autant, on ne peut se contenter de ce constat qui semble naturaliser un état de fait et amener à la conclusion qu’on ne peut rien faire. Car l’état de crise, quelle que soit l’institution atteinte, est aussi source de nombreuses souffrances et difficultés relationnelles : climat détestable, tensions interpersonnelles à répétition, malaise chronique, démobilisation et démotivation, diffusion de rumeurs, mauvaise circulation de l’information… Incontournable, l’agressivité l’est en ce que l’être humain ne peut qu’essayer de s’affirmer différent parmi ses semblables. Productrice de malaise et d’épreuves, elle l’est tout autant. C’est pourquoi « il ne s’agit point de faire l’apologie du conflit, mais d’admettre qu’il constitue un langage, un mode paroxystique d’expression lorsqu’un système de communication ordinaire n’apparaît plus opérant, accessible ou contrôlable par les différents acteurs. » En fait, ce qu’il s’agit d’éradiquer, ce n’est pas le conflit, mais ses manifestations funestes. C’est ce que propose l’auteur au travers de ses prestations de service au sein des institutions médico-éducatives où il intervient comme consultant. Il nous livre dans son ouvrage le corpus théorique qui fonde son action (première partie) et illustre sa méthodologie au travers de sept études de cas (seconde partie). Pour bien saisir la logique de la médiation qu’il met en œuvre, il faut bien comprendre comment il évite de se fixer sur les manifestations de la crise et les énoncés des protagonistes pour chercher au contraire à prendre la distance nécessaire et à appréhender le problème dans toute sa complexité et sa globalité. Voilà pourquoi Jean René Loubat s’intéresse d’abord à la dynamique des sphères dont sont issues les institutions médico-sociales et qui chacune -selon l’importance prise- permet d’interpréter les formes prises par les dysfonctionnements : c’est la sphère confessionnelle (apologie de l’engagement personnel …), la sphère administrative (gestion des services identifiée à celle de la fonction publique y compris dans le associations…), la sphère médicale (le malade est venu remplacer le possédé du malin …) et enfin la sphère entrepreunariale (logique de rationalisation). Il se consacre ensuite aux particularités d’une institution qui pour reproduire des mécanismes connus ailleurs, possède néanmoins quelques spécificités qui lui sont propres : le secteur médico-social dispose d’abord d’une très faible maîtrise sur son avenir (financement et avenir lui échappent pour beaucoup), son efficacité est indéterminée, il bénéficie d’une faible identité d’entreprise que viennent remplacer des clivages  catégoriels, la formation des acteurs est le plus souvent décalée par rapport aux exigences du terrain, enfin il souffre d’une usure particulièrement importante de son personnel (due aux caractéristiques des populations prises en charge ainsi qu’à différents facteurs psychosociaux et environnementaux) … C’est bien dans ce contexte particulier qu’interviennent les crises. Il est important d’en avoir conscience, tant les conflits interpersonnels constituent non l’origine mais surtout les supports des difficultés : ce n’est pas entre les acteurs qu’il faut en chercher les raisons, mais autour d’eux. Et c’est là qu’intervient toute la démarche proxémique qui permet de décoder les stratégies de protection de l’espace intime, de gestion de la distance interpersonnelle, de mode d’occupation des espaces institués, de mode de déplacement et d’usage de ces espaces. Ainsi, peut-on analyser le statut des lieux de rencontre ou de réunion : salle spécialement aménagée, bureau du directeur ou du chef de service. La taille et l’aménagement des pièces ainsi que la forme des tables autour desquelles les acteurs se réunissent : la table pleine indique une identité forte, la table creuse une propension au conflit mais aussi à la négociation, la table éclatée une grande marge de manœuvre. Sa forme en U donne dans le cérémoniel, la carrée dans la négociation, la rectangulaire le paternalisme ou le dirigisme et la ronde dans la créativité. Et puis, il y a les réunions sociopètes (les acteurs sont physiquement proches les uns des autres) et les réunions sociofuges (les acteurs ayant tendance à fuir le centre). Sans oublier le mode d’accès visuel des différents participants, la distance entre les corps et leur orientation, la répartition entre espaces dominants et espaces dominés etc… Sans qu’on s’en rendre compte toujours, le monde s’organise en cercles concentriques : bulle psychoaffective, cercle social et cercle public. L’agressivité et l’insécurité d’un professionnel au sein d’une institution dépendent de son aptitude à contrôler un territoire. L’ensemble de cette grille d’interprétation pourrait fort bien apparaître comme pure spéculation, s’il n’y avait les 130 pages d’illustrations de cas d’institutions en crise ou en difficulté. La démonstration justifie la pertinence d’un outil qui reprend pour chaque situation le même schéma partant du contexte institutionnel, posant le diagnostic, proposant des pistes de changement et évaluant les résultats obtenus.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°512  ■ 16/12/1999