L’heure zéro n’existe pas. C’est minuit la veille

HEUGHEBAERT Serge, éditions Jouvence, 2009, 381 p.

Jeune diplômé, Serge Heughebaert ouvre en 1968 un foyer d’accueil pour enfants dits sans famille. Dix ans durant, il mesure combien le gîte et le couvert, les intentions moralisatrices les plus louables et les plus utopiques des adultes, l’instruction qui pourtant, aux dires de Victor Hugo, devait vider les prisons … ne permettent pas forcément d’aider ces enfants à s’en sortir. Car, si saisir les experts que sont les psychologues ou les travailleurs sociaux, pour comprendre et décoder ce qui empêche de sortir de l’infinie souffrance constitue une démarche tout à fait nécessaire, elle est bien loin d’être suffisante. Ce qui manque, c’est l’expertise de l’enfant lui-même. Non, celle que l’on veut entendre de lui : ce que l’on souhaite qu’il soit et/ou qu’il devienne, en conformité avec les normes préétablies et les principes rééducatifs. Mais ce qu’il exprime à travers ses passages à l’acte. « Il nous en fait voir », disent les familles. Eh bien justement, commençons par regarder ce qu’il veut nous montrer. Mais, ce que là, il nous dit de lui, on ne l’écoute pas. Peut-être, parce que c’est indicible ou que nos concepts traditionnels ne nous permettent pas de comprendre : l’enfant s’exprime, à sa façon « et nous, psycho-pédago-thérapeuto-flics, plutôt que de voir, nous avons beaucoup parlé » (p. 21). Quand, en 1978, l’auteur prend la direction  du Foyer d’Apprentis de Boujean, il décide de travailler dans une toute autre direction. Il propose aux jeunes qui lui sont confiés par la justice, suite à des vols, des agressions ou des fugues, de représenter ce que fut leur vie jusque là, avec les moyens les plus simples : du papier, de la couleur, de la terre, un polaroïd, une caméra de fortune, un magnétophone à dix sous... Libre à eux de décider où commencer et jusqu’où aller, de choisir les moments qui sont importants à leurs yeux. On aurait pu s’attendre à un blocage. Il n’en fut rien. Ils se mirent toutes et tous à créer. Serge Heughebaert venait d’inventer l’art vif, un art ouvert largement à la créativité d’êtres en quête tant de leurs racines que de l’énigme de leur histoire. Face à cette profusion de sons et d’images, de dessins et de modelages, la première tentation fut de convoquer les spécialistes. Soumettre ce matériau aux spéléologues des tréfonds de l’âme aurait permis, à n’en pas douter, de récolter une riche moisson d’interprétations permettant de situer l’origine du mal-être. Mais le risque était grand de retomber dans les errances passées : « de la glose sur de la glaise » (p. 23). Pour l’auteur, l’heure zéro n’existe pas. Le début du premier jour commence toujours à la fin du jour précédent. Ce qui compte ce n’est pas de chercher une cause originelle, mais de retrouver les traces laissées par un cheminement de vie. Et quoi de mieux, pour y arriver, que des productions créatives. C’est aux parents que finalement, on fit appel pour commenter ce qu’avaient représenté leurs enfants. Bientôt la famille élargie s’y mêla. Et tout ce petit monde se mit à créer, à son tour. Le foyer de rééducation devint un lieu où chacun était invité à mettre à plat l’insaisissable, à aller à l’essentiel quand l’essentiel échappait, à concevoir pour se concevoir. Plusieurs ateliers se structurèrent dans les domaines graphiques, plastiques et de l’audiovisuel. Le résultat de trente ans de création de l’art vif, ce sont ces pièces présentées dans le livre, choisies pour ce qu’elles recèlent de « la peur d’être abandonné, la certitude de ne pas être aimé, la douleur d’aimer ceux qui ne nous aiment pas ou ceux qui ne peuvent aimer la vie malgré l’amour qu’on a pour eux » comme le dit Catherine Dolto, dans sa préface.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°985 ■ 16/09/2010