Le travail social face au néolibéralisme. Entre assentiment et résistance

ALIX Jean-Sébastien, Éd L’Harmattan, 2024, 296 p.

Le travail social fait face, depuis quarante ans, au rouleau compresseur des politiques néo-libérales. Des résistances et contre-conduites émergent. Le livre de Jean-Sébastien Alix en dresse un état des lieux particulièrement précis et détaillé.

Jusque dans les années 1990 ; c’est la logique juridico-administrative qui domine, cherchant à institutionnaliser et réglementer l’action sociale. A compter des années 1970, s’impose progressivement la rationalisation technico-gestionnaire. La mesure de l’impact social cherche à s’imposer, afin d’établir le degré de rentabilité des aides apportées.

À cet effet, toute action doit être mesurée au niveau de son efficacité. Toute pratique doit pouvoir être évaluée. Toute prise en charge doit faire l’objet d’une contractualisation. Tout accompagnement doit être précédé par un projet personnalisé. Toute démarche professionnelle doit répondre à une normativité.

L’approche professionnelle change de registre. Le protocole doit prévenir l’inattendu et l’imprévisible. Le projet doit réduire l’aléatoire et l’incertitude. La mesure de performance doit aplanir l’hétérogénéité des publics et la singularité des besoins. L’étalon d’efficience (rapport entre l’investissement budgétaire et les résultats) s’impose face à la contingence de l’art de percevoir l’indicible, de l’habileté à entendre l’in entendable et la capacité d’écouter dans les marges.

Les binaires « bonnes et mauvaises pratiques » prétendent gommer la complexité et l’ambivalence. L’instrumentalisation, l’utilitarisme et le fonctionnalisme veulent se substituer à la créativité, à l’improvisation et à l’initiative. L’objectivation de pratiques mesurables supplante les subjectivités professionnelles. La convention prend la place de l’invention, de l’imaginaire et de l’ajustement au cas par cas.

À l’ancienne question sociale fondée sur la misère du prolétariat a succédé une nouvelle question sociale basée sur des individus en trop. Les normes anciennes fondées sur la dette sociale, la compensation des inégalités et l’émancipation du public s’effacent. Il faut dorénavant « activer » les usagers. L’inconditionnalité de la solidarité à leur égard disparait au profit de leur responsabilisation et de l’exigence de contreparties.

Confrontés à la multiplication des cadres intermédiaires, au management descendant et cloisonné et aux restrictions budgétaires ; à la mise en concurrence des établissements et des services, à l’introduction de méthodes issues du secteur marchand et aux calculs coûts/bénéfices par la quantification et la preuve, la souffrance au travail prend de l’ampleur.

Des travailleurs sociaux s’engagent dans le combat contre ce qui vient percuter leurs traditions solidaristes et cliniques. Ils résistent au délitement de leurs savoirs, de leur savoir-faire et de leur savoir-être qui aggrave la perte de sens de plus en plus envahissante. Leurs réactions ne sont toutefois pas unanimes. Jean-Sébastien Alix a identifié trois catégories à partir du panel de travailleurs sociaux qu’il a sollicités.

Les « résistants », tout d’abord, qui sont moins d’un quart : opposition de front, défense des valeurs de la profession (temps, écoute, disponibilité, autonomie de l’intervenant, qualité sur la quantité…), grève, organisation en collectifs, recherche de marges de manœuvre pour tenir debout et continuer à prendre soin des usagers

Viennent ensuite les « adhérents », ceux qui approuvent le nouveau paradigme. Ils sont un peu plus d’un quart. Ils sont attirés par le pouvoir attractif de l’universalisation des méthodologies, de la visibilisation par la scientifisation. Ils y trouvent la reconnaissance de leur travail, par l’objectivation et la légitimation.

Enfin, l’on trouve les non-dupes qui occupent 50 % de l’ensemble. Ils cultivent l’art de l’entre-deux, devenant experts en négociation, en détournement et en contournement. Ils acceptent le nouveau système, sans s’y plier complètement, utilisant la ruse et le freinage, les adaptations secondaires et la distanciation.

L’enjeu final du bras de fer entre le rouleau compresseur de la normalisation et de l’éthique professionnelle est bien de défendre cette relation qui est au cœur de toute rencontre et ce qu’elle induit en termes de postures d’attention, d’écoute non jugeante et de réajustement permanent qui ne rentrent dans aucune norme évaluable.