Les toxicomanes ne sont pas tous incurables

Sylvie GEISMAR-WIEVIORKA, Seuil, 1998, 210 p.

Régis, à 23 ans, est employé modèle le jour et toxicomane la nuit. Très apprécié sur son travail où il est perçu comme sérieux et ponctuel, cela ne l’empêche pas de consommer régulièrement de l’héroïne. Il avait trouvé là une forme d ‘équilibre, sans que sa famille ni ses collègues de travail ne s’aperçoivent de rien. Par amour pour une jeune fille qu’il a rencontrée, il décide de se désintoxiquer tout seul. Son comportement change, il devient irritable et confus. Le pot aux roses est bientôt découvert et sur les conseils de son entourage, il s’adresse à un centre spécialisé. Il insiste sur la nécessité d’un sevrage immédiat. Il est hospitalisé huit jours. Deux jours après sa sortie, il replonge. Mais la dose qu’il a prise qui, avant le sevrage, ne lui donnait que des sensations limitées, est, une fois sevré, devenue mortelle. Il meurt d’une overdose. Cet exemple n’est peut-être pas représentatif. Il n’en démontre pas moins qu’« un usager de drogues n’est pas un toxicomane. Si la toxicomanie relève de la pathologie, l’usage de drogues relève de la liberté individuelle : c’est un problème philosophique ou politique, ce n’est pas un problème médical. Un consommateur de drogue n’est malade que dans la mesure où cette consommation lui pose un ou des problèmes. Peu importe qu’ils soient d’ordre physique, d’ordre psychologique, d’ordre relationnel » (p.133). Celle qui s’exprime ainsi sait de quoi elle parle. C’est Sylvie Geismar Wieviorka qui, psychiatre de métier, dirige l’un des 200 centres spécialisés dans le traitement de la toxicomanie. Ces équipes de soignants essaient de répondre à la détresse des 160.000 toxicomanes de notre pays avec, en 1995, pour tout budget 629,1 millions de Francs pour la prise en charge sanitaire et 10,8 millions pour la mise en œuvre de l’injonction thérapeutique (prévue par la loi de 1970). Dans le même temps, 4,0891 milliards sont consacrés à la répression (soit 6,5 fois plus) ! Pendant des années, la politique française de lutte contre la drogue s’est appuyée sur un triptyque inébranlable : l’abstinence comme idéal normatif, la désintoxication pour celles et ceux qui s’étaient laissés séduire par les paradis artificiels et le rêve d’une société sans drogue comme perspective politique. Le seul et unique mode de soin accepté aura été le sevrage, censé s’attaquer à la douleur du manque. On pensait alors que le sujet était capable de décider de ne plus prendre de produit (toute récidive étant identifiée alors à de la mauvaise volonté justifiant d’une incarcération). Les échecs répétés sur la voie de la guérison ont fini par convaincre un  certain nombre de soignants que le toxicomane serait au contraire inapte à renoncer à la drogue. D’où la solution de la substitution qui garantit qu’au moins sa consommation se fasse sous contrôle et dans des conditions sanitaires et médicales minimales. Et puis, il y a ceux qui veulent soigner avant tout la souffrance psychique supposée être à l’origine de la compulsion toxicomaniaque. Sylvie Geismar Wieviorka plaide pour qu’on arrête d’opposer ces méthodes d’intervention les unes aux autres, mais plutôt qu’on les considère dans leur complémentarité. Pour certains, c’est le sevrage classique qui peut convenir, pour d’autres, il devra être partiel. Pour d’autres encore, il s’agira d’aider surtout à limiter, en évitant toute logique du tout ou rien ou du parcours forcément linéaire. Le couple sevrage/ substitution en s’intéressant aux effets peut favoriser l’accès à la psychothérapie qui, à son tour, s’adressant aux causes peut faciliter les conditions de suppression ou de remplacement du produit. La prise en charge de la toxicomanie ne dépend pas uniquement du savoir-faire du soignant, mais aussi de la situation psychologique et existentielle du patient. Les familles ont longtemps fait figure d’accusées, portant la lourde responsabilité du malheur de l’un de leurs membres. Même, si elles retrouvent aujourd’hui leur place de victime, on commence à mieux connaître le profil des familles à risque. Différents traits communs ont pu être identifiés : cécité (temps important de latence entre le moment où débute la toxicomanie et le moment où la famille s’en rend compte), déni de l’enjeu mortel (banalisation du risque), pathologies familiales préexistantes (alcoolisme, dépression, tentatives de suicide), transgressions transgénérationnelle,  phénomène d’acculturation ou de déculturation.

Mais, il faut éviter avant tout de vouloir globaliser cette question : « Je me suis éloignée de tout modèle particulier ( sauf à considérer que cette position même est un modèle en soi) et de toute chapelle, et j’ai mis en œuvre, de façon souvent empirique, des techniques thérapeutiques ’’sans principes’’, si ce ne sont les règles déontologiques de base » (p.101) Un certain nombre de principes peuvent  néanmoins être retenus en ce qu’ils permettent de favoriser une intervention efficace : se donner du temps pour bien comprendre les problématiques souvent complexes, se montrer d’emblée à l’écoute et susceptible d’aider, ne pas se laisser disqualifier sans pour autant être rejetant, poser des limites et essayer de s’y tenir, être fiable et constant dans ses engagements. « Le toxicomane n’existe pas » continue-t-elle. Il n’existe que « des toxicomanes, chaque situation est unique et singulière et gagne à être considérée comme telle. »(p.155) Au travers de nombreuses vignettes cliniques, l’auteur nous démontre l’importance de cheminer avec chacun, pour trouver la solution qui lui conviendra en partant de sa réalité toujours complexe et particulière. « Certains toxicomanes souhaitent qu’on les aide à changer, d’autres le veulent, mais montrent dans le cours du processus thérapeutique leurs difficultés et leurs limites, d’autres encore ne demandent rien » (p.155). Il convient surtout de respecter les désirs, les possibilités et les limites de chaque individu.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°491 ■ 17/06/1999