Signaler et après ?
Sous la direction de Jean Louis LE RUN & all, érès, 2005, 176 p.
La levée de la chape de silence qui pesait sur la maltraitance a provoqué une telle inflation du nombre des signalements qu’il déborde les capacités de traitement de la justice. Cet acte intervient quand l’accumulation des pressentiments et le faisceau des indices aboutissent à une véritable suspicion de danger, mais aussi après une longue réflexion déchirée entre le devoir et le doute. Car, signaler n’est pas chose simple. La maltraitance est susceptible de soulever les passions et d’aveugler les esprits les plus éclairés. Elle mobilise des flux d’affects douloureux et de nombreuses émotions contradictoires, des flots de représentations conscientes et inconscientes qui peuvent réactualiser des conflits et ébranler des refoulements : fascination, vide, rejet, refus, colère, dégoût, angoisse, pitié… se bousculent tour à tour. La réaction induite correspond à la même quête : faire en sorte que ce qui a été entrevu n’existe plus, voire n’aie jamais existé. Cela peut se manifester sous forme de passivité : « il y a quelques chose de profondément dérangeant et angoissant à penser la mauvaise mère, le mauvais père, les mauvais parents, à réveiller les démons endormis » (p.54) Mais cela peut aussi provoquer un activisme qui « résulte de l’urgence à maîtriser ce qui échappe à l’entendement au pensable, dans le registre de l’identification à l’agressé, mais en projetant sur l’enfant ses propres réactions de révolte » (p.56) Mais signaler, c’est aussi s’inquiéter des conséquences qui restent imprévisibles et perturbatrices. Le protocole qui suppose un enchaînement de la révélation, de la transmission à la justice, de la sanction judiciaire, des soins psychologiques et de l’amélioration de l’état de l’enfant, reste trop souvent théorique. Le plus souvent, le cheminement de la petite victime ressemble à un parcours du combattant. C’est pourquoi signaler doit se faire à point nommé et ne plus être un automatisme, au risque de répondre en miroir à la violence de la maltraitance par la violence de la réaction sociale. Beaucoup de professionnels en conviennent : le signalement ne devrait plus être une fin en soi, mais un outil parmi d’autre à disposition de la protection de l’enfance, chaque situation devant faire l’objet d’une évaluation singulière. On devrait limiter le traitement judiciaire aux cas lourds et pathologiques et s’appuyer sur l’accompagnement psychosocial pour les autres. Chaque signalement se situe ainsi au croisement de tensions entre obligation légale, convictions déontologiques et représentations de l’intérêt de l’enfant. Et puis, au-delà il y a la prise en charge : signaler et séparer ne permettent vraiment de protéger l’enfant qu’à condition aussi d’accompagner sa famille. A chaque fois, tout est à réinventer. Aucun référentiel ne peut vraiment donner la voie à suivre. Le professionnel se trouve au carrefour de stratégies changeantes et complexes. Ce qui reste néanmoins essentiel, c’est la cohérence entre les différents intervenants. Tout se passe mieux pour la famille comme pour l’enfant quand cette articulation est de qualité. Mais, cela implique une meilleure connaissance réciproque et un respect partagé.
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°796 ■ 11/05/2006