Les Fossoyeurs
CASTANET Victor, Éd. Poche, 2023, 206 p.
Ce livre, publié début 2022, a provoqué un véritable séisme. Pourtant, les alertes antérieures n’avaient pas manqué. Enigme insondable que cette sensibilisation d’une opinion publique dont le degré de réactivité est toujours aléatoire. Il est vrai que les dénonciations que déploie Victor Castanet sont des plus surréalistes : rien moins qu’une véritable mafia mettant en coupe réglée un public vulnérable réduit à sa plus simple expression, celle d’un or gris qui enrichit une poignée de malfaiteurs alimentant des actionnaires avides de dividendes toujours plus juteux. Une question se pose néanmoins : comment une telle exécration a-t-elle pu perdurer si longtemps ? Loi d’un capitalisme implacable qui promeut le business-roi ? Délitement d’un Etat providence qui joue de moins en moins son rôle régulateur ? La version de poche de ce livre édité en janvier 2023, apporte quelques réponses en décrivant les manœuvres, pressions, menaces utilisées pour tenter d’empêcher sa publication. Pourquoi revenir sur ce livre déjà ancien ? Sans doute parce que si la presse s’en est fait un large écho, rien ne vaut la lecture de ces 506 pages qui se dévorent comme un thriller, faisant passer le lecteur d’un rebondissement à un autre, et le prenant à témoin d’un cynisme, d’une obscénité et d’une perversion rarement atteints. C’est tout un système élaboré, conçu et mis en œuvre d’une manière méthodique que l’auteur décrit précisément. Son récit défie l’entendement. Aucune place pour l’imprévu, ni pour l’improvisation, pas plus que pour des décisions individuelles, dans cette entreprise. L‘objectif ? Surveiller, contenir et économiser tous les postes de dépenses qui sont suivis centralement par le siège, transformé en poste de pilotage. Cette direction est omnisciente, omniprésente et omnipotente sur ses 1 100 établissements. Elle exige de chaque directeur qu’il remplisse chaque matin avant 10h00 des tableaux de bord Excel, des logiciels détectant le moindre dépassement d’une ligne comptable, déclenchant aussitôt une mise en demeure. Des chiffres, des tableaux et des graphiques lui donnent la marche à suivre. Soit il respecte les paramètres de gestion qui lui sont fixés et reçoit en conséquence jusqu’à 18 000 euros de primes. Ce qui implique de réduire par tous les moyens les coûts et de promouvoir un taux d’occupation maximum. Soit il est congédié, un cadre « tueur » venant vider son bureau de tous les éléments potentiellement compromettants pour l’entreprise la veille au soir de son licenciement. Optimisation de la masse salariale, en renonçant au remplacement de personnel ou en ne pourvoyant pas des postes pourtant financés par l’Agence régionale de santé ou le Conseil départemental ; liste imposée de fournisseurs versant à la fin de l’année des rétro-commissions sur les commandes passées ; fausses factures permettant de puiser au maximum dans le dotations publiques ; commissions financières imposées à tous les intervenants extérieurs (kinés, coiffeurs, laboratoires d’analyse …) ; non-reprise de l’ancienneté des salariés recrutés, non-paiement des heures supplémentaires, usage excessif de contrat à durée déterminée, licenciements brutaux sans cause réelle et sérieuse ; syndicat maison monté de toute pièce et sabotage des organisations traditionnelles … Seule la rentabilité compte. La rareté des contrôles publics et leur défaillance ont permis que perdure ce système mafieux. Mais pire encore, des complicités tant au niveau politique que dans les hautes instances administratives, ont alimenté un sentiment d’impunité et de toute-puissance. Il a fallu trois ans d’investigation d’un journaliste pour y mettre un terme. Définitif ? Voire. Car, au-delà de cette démonstration d’autant plus terrifiante qu’elle s’est attaquée à des personnes âgées en fin de vie, tout en broyant des équipes professionnelles motivées et efficaces, se pose une question lancinante : s’agit-il là d’une dérive ponctuelle ou d’un archétype qui pourrait, dans les prochaines années, venir gangréner une action sociale appelée à se rentabiliser, à réduire ses coûts et à se montrer compétitive au regard du « pognon de dingue » qui y est investi ?