Les enfants martyrs de Riaumont

DELAPORTE Ixchel, Éd. La brune au Rouergue, 2022, 379p.

Il est impératif de lire l’enquête d’Ixchel Delaporte. Si les témoignages sont glaçants, le travail d’investigation qu’elle nous propose est impressionnant par sa précision et son honnêteté. Les souvenirs confiés par les victimes sont ahurissants, mais le contradictoire donnant la parole aux différentes parties évite toute charge unilatérale.

Le village d’enfants de Riaumont est situé près de Liévin. Il est fondé en 1953 par le Père Revet d’obédience bénédictine. Il s’entoure d’une dizaine de moines et finit par demander et obtenir, en 1960, un agrément de foyer de semi-liberté. Il pratique des prix de journée très bas et accueille des profils difficiles catégorisés, à l’époque,  comme « débiles », « caractériels » ou « cas sociaux ». Plus de 700 garçons âgés de 6 à 18 ans vont passer dans cette institution, placés soit par la DDASS ou l’Education surveillée.

A son arrivée, l’enfant est enfermé dans un univers en vase clos qui fonctionne sur ses propres règles de vie. Il se voit retirer ses vêtements personnels. Il lui est remis un short en cuir et des godillots qu’il portera hiver comme été. Les nuits, il les passe dans des dortoirs sans chauffage. Le lever est matinal. Il doit traverser la cour torse nu pour aller se nettoyer dans des sanitaires distants de 500 mètres.

Il doit être remis dans le bon chemin et devenir un bon chrétien. Même s’il fréquente l’école ou le collège le plus proche, l’éducation qu’il reçoit glorifie la force, les armes et la guerre. La messe obligatoire en latin, selon le rite traditionnaliste, n’est qu’une des facettes de l’endoctrinement idéologique, politique et religieux d’extrême droite qu’il reçoit.

Son temps libre est occupé aux travaux du bâtiment. Les ¾ du village seront construits par les enfants, pendant les 22 ans d’ouverture : défricher, abattre des arbres et creuser des tranchées, préparer du mortier et du béton, transporter des pavés dans des brouettes, monter des murs … Sans que ne soit respectée aucune mesure de sécurité. Les « loisirs » sont complétés par de grands jeux calqués sur les offensives militaires au cours desquelles il doit se battre, au sens propre, contre ses petits camarades du camp adverse.

Aucune opposition n’est tolérée. Les moines sont convaincus des préceptes du bon Saint François d’Assise (1181-1226) affirmant que « La folie est au cœur de l’enfant, le fouet bien appliqué l’en délivre » La moindre opposition est sanctionnée par une réclusion dans les douches où l’enfant reste plusieurs jours, en slip, avec un sac à viande pour dormir. Les bêtises sont sanctionnées promptement : mains attachées, il est roué de coups de ceinture, quand un moine ne s’assied pas sur ses jambes pour l’empêcher de bouger. Les claques et les coups de pied sont permanents. Sans oublier la punition de la règle carrée sur laquelle il doit s’agenouiller pendant des heures.

Quant à la pédophilie, elle est institutionnalisée. Les attouchements sont alors réguliers dans les douches, pour vérifier que les garçons se nettoient bien sous leur prépuce. Le père Revet n’était pas en reste, lui qui les prenait sur ses genoux, à l’occasion des grandes réunions dans le foyer, les caressant et les embrassant sur la bouche. Son compère tenant l’infirmerie sodomisait les enfants qu’il recevait pour les soigner des coups reçus. Les témoins en attestent : combien d’enfants sortaient décomposés et en pleurs, après avoir été convoqués dans le bureau des moines.

Un silence assourdissant s’est fait entendre pendant plus de deux décennies. Il a continué dans celles qui ont suivi. Les enfants n’osaient pas se plaindre par peur des représailles qui suivraient. De toute façon, aucun adulte ne les croyait. Le père Revet bénéficiait de la complicité des notables et de la hiérarchie catholique. Les quelques rapports des inspections de l’éducation nationale et de la DDASS s’avèreront conciliants. Une victime rapporte même s’être plaint à un référent DDASS des agressions sexuelles, ce dernier l’accusant en retour d’aguicher les moines !

Pourtant, des lanceuses d’alerte ont tenté de dénoncer l’inacceptable. Madame Clément, femme du directeur du collège, qui rédige un rapport de cinq pages, en 1969. Françoise, professeure de français au collège, qui adresse une lettre ouverte en 1979 aux principales autorités. Elle sera menacée, harcelée, diffamée. Trois juges des enfants mèneront l’enquête, la même année, refusant dorénavant de placer des mineurs dans l’établissement. Si une inspection conjointe Education nationale/Education surveillée propose des mesures d’amélioration, en mars 1981, le retrait de l’agrément intervient finalement en juin 1982.

C’est une plainte déposée en 2013 qui déclenche une procédure judiciaire. L’affaire suit son cours. Les auteurs sont morts pour certains. La plupart se défendent d’avoir commis la moindre agression. Que sont devenues les victimes ? Suicide, drogue, violence, folie pour certains. Résilience pour d’autres. Une haine inextinguible pour beaucoup, quand leur mémoire traumatique n’a pas enfoui ces terribles épreuves. Il en est, pourtant, qui ont créé un compte Facebook pour défendre coûte que coûte les bons moines à qui ils affirment devoir tout. Comment comprendre la défense de leurs tortionnaires ? Par le syndrome de Stockholm, peut-être qui fait accepter le point devue de ses bourreaux. Par la puissance de l’emprise sectaire perdurant tant d’années après, encore. Mais aussi, par la légitimation des violences vécues par certains enfants qui l’ont reproduite en devenant grands, certains d’entre eux étant devenus, à leur tour, des encadrants de Riaumont.

En lisant ce récit, il est difficile de trancher l’émotion qui domine : dégoût, révolte ou honte ? Un peu des trois à la fois. Il faut rendre hommage à Ixchel Delaporte qui a mené une enquête minutieuse et longue, courageuse et déterminée pour recueillir tous ces témoignages. C’est là une histoire d’enfance massacrée, violentée et martyrisée. Si l’impuissance domine aujourd’hui face à une telle monstruosité, la plus grande justice qu’il soit possible de rendre à ces enfants du passé, c’est de se battre farouchement pour ceux du présent, afin que rien de tel ne puisse jamais leur arriver.

 

A voir sur Arte : https://www.arte.tv/fr/videos/116021-000-A/les-enfants-martyrs-de-riaumont/