Les Céfrans parlent aux Français. Chronique de la langue des cités

Boris SEGUIN et Frédéric TEILLARD, Calmann-Lévy, 1996

Voilà un ouvrage qui ne se lit pas: il se dévore.

Il est écrit avec un humour ravageur: les scènes décrites sont parfois cocasses, parfois dramatiques mais toujours présentées avec tendresse et réalisme. La banlieue y retrouve une humanité et une proximité auxquelles les médias nous ont peu habitué.

Au départ de cette publication il y a un dictionnaire du langage des ados réalisé dans un établissement scolaire placé au coeur-même d’un quartier difficile: le collège Jean Jaurès situé près de la cité des Courtillières à Bobigny.

Certes, la langue qui y est pratiquée n’est pas celle de l’Académie. Toutefois, la tradition orale s’est quelque peu perpétuée. Ainsi: « ayant pris rancard pour aller acheter des sapes, c’était tellement ringard pour le pognon que ça coûtait que j’ai préféré chouraver.» ...sera, je pense aisément compris par les plus de 16 ans. Par contre, rien de plus énigmatique pour le non-initié que « kémal s’est fait tège par sa meuf. Ca nous a fait goleri. Il nous a traité de sale iench et de larlarateau en nous menaçant de nous kicker. Kémal, il est ouf. On n’avait pas envie de se faire marave. Alors mouquave. N’empêche, c’était trop mortel ». Effectivement, un dico n’est pas de trop.

Les auteurs n’en sont pas à leur coup d’essai: en 1994, ils ont regroupé des poèmes des enfants de la cité dans un ouvrage paru aussi chez Calmann-Lévy « Crame pas les blases ».  Les ados ont tout de suite été partant. Pourtant l’un s’inquiète « Mais alors nos parents, i vont comprendre tout ce qu’on dit ! ». « C’est pas grave, on inventera des mots nouveaux » rajoute un second. La première récolte atteint la centaine de mots et d’expressions (dont 75 à 80% sont des insultes). Ils seront 400 quelques mois plus tard. Un travail sémantique est alors engagé qui permet de comprendre que « dégage, enculé d’ta mère » est nullement une injure mais une interjection plutôt anodine qu’en langage adulte on peut traduire par « pardon, monsieur » ou encore « pousse-toi, collègue ». Ce qui explique que les chérubins qui l’instant d’avant s’apostrophaient à coup de « va bézé ta mère » soient profondément choqués par une prof qui après avoir demandé 5 fois le silence, hurle un « vos gueules » aussitôt décodé comme particulièrement grossier.

Mais le livre  de Teillard et Séguin est aussi l’occasion d’une plongée d’une grande intelligence et d’une grande finesse dans l’école d’aujourd’hui vu du côté de profs ayant 20 ans de métier. Les pré-rentrées au cours desquelles les fossiles ne communiquent qu’entre congénères et les anciens rassurent et conseillent les novices, les conseils de classe de fin de trimestre et les relations avec les parents, ceux des élèves en grande difficulté étant parfois complètement démissionnaires, voire d’une violence extrème. Le quotidien des cours avec des élèves ayant érigé la provocation comme mode relationnel, à l’affût du moindre signe de faiblesse de l’adulte, prêt à utiliser ses contradictions pour le déstabiliser. L’enseignement dispensé est placé au coeur du processus d’exclusion: peu de place est laissée à la culture orale pourtant si riche des milieux populaires. Pourtant, cette école constitue le lieu par excellence de l’épanouissement de la vie sociale à cet âge. C’est aussi un endroit où peuvent s’ébaucher les premières relations à la loi.

La médiatisation des auteurs et de leurs jeunes élèves leur ont valu un passage au « cercle de minuit », (sur France 2) dont le récit picaresque vaut vraiment le détour, ainsi que le tournage d’un film sur ces jeunes poètes de banlieue que l’ouvrage décrit avec beaucoup d’émotion.

Au total, un livre à recommander en priorité pour sa pertinence et la qualité de son témoignage.

 

Jacques Trémintin - Novembre 1996