La déchirure paternelle
Françoise HURSTEL, P.U.F, 1996, 224 p.
Françoise Hurstel nous propose ici un tour d’horizon fort intéressant sur la question paternelle. Pour ce faire, elle a recours à l’ethnologie, à la psychanalyse d’orientation lacanienne et à une étude psychologique de biographies pour illustrer différentes formes de paternité. Mais elle se réfère aussi au droit et à l’histoire dont nous parlerons plus particulièrement ici. Ces différentes sources disciplinaires permettent un éclairage d’une grande richesse et d’une grande pertinence.
La thèse centrale de l’auteur consiste à situer le processus de rupture que connaît la paternité contemporaine dans une dynamique qui remonte bien antérieurement à la deuxième moitié du XXème siècle. Héritier du droit romain et de la toute-puissance du Paterfamilias, le modèle qui s’édifie en France au coeur du Moyen-Âge, c’est une famille, cellule de base de la société qui est placée sous l’autorité absolue du père. La contestation du pouvoir de droit divin qui surgit avec la Révolution et qui ira jusqu’à l’exécution du roi sonne par là-même le glas de l’autorité du père. La législation révolutionnaire va concrétiser cette profonde évolution: mars 1790, abolition des lettres de cachet (qui permettait au père de faire enfermer ses enfants); avril de la même année, institution d’un Tribunal des Familles; 1792, loi sur le divorce; août 1793, abolition de la puissance paternelle. Mais, ces avancées, si elles préfigurent ce qui va s’instituer deux siècles plus tard, sont trop en avance sur les mentalités de leur temps. Dès 1801, le droit de correction paternelle est rétabli. Quant au code civil de 1804, en officialisant « l’autorité paternelle », il redonne tout le pouvoir au père, femme et enfant n’étant réduits qu’à des devoirs et obligations. Mais le mouvement est lancé. Après quelques années de stagnation, il reprend: 1889, loi sur la déchéance des pères indignes, 1935, abolition définitive du droit de correction paternelle; 1938, abolition de la puissance maritale; 1970 enfin, instauration de « l’autorité parentale » (qui établit l’égalité des parents, défend l’intérêt de l’enfant et prévoit un contrôle judiciaire en cas de conflit). Toutes les lois qui, année après année, sont venues protéger l’enfant sont autant de brèches dans le pouvoir dévolu au père. Il est à noter que concomitamment à l’avancée du droit de l’enfant, sont nées et se sont perpétuées les critiques contre la faiblesse d’un père perçu de plus en plus comme « carrent ».
Depuis 40 ans, le statut légal et social du père, son image et son rôle ainsi que le vécu s’y rapportant se sont modifiés d’une façon intensive. Cette accélération est bien entendu à relier avec l’évolution sociologique et psychologique due à la crise de l’institution matrimoniale: croissance des divorces et du concubinage, diminution des mariages... Cette transformation n’est en elle-même nullement inquiétante. L’histoire a connu de nombreuses formes d’exercice de la paternité. Trois constantes semblent, toutefois, se détacher d’une façon transculturelle: le rôle de géniteur, celui d’éducateur-nourricier et celui de transmetteur du nom et des biens. La multiplication contemporaine des adoptions, des procréations assistées avec don d’ovocytes, des familles monoparentales et de celles qu’on appelle recomposées ont abouti à ce que ces trois fonctions autrefois insécables soient de plus en plus exercées par des hommes différents. Ainsi, celui qui fournit son sperme n’est pas forcément celui qui donne son nom ni celui qui élève l’enfant.
La loi a tenu compte de cette évolution en ce qu’elle tente de concilier les liens du sang et les liens affectifs afin de favoriser la présence d’un père présent, éducateur et affectueux. Ce qui est encore compliqué par le fait qu’alors que la paternité était encore autrefois un acte essentiellement légal, les progrès de la science sont venus attester avec certitude l’empreinte et ‘origine génétique.
Les pères se trouvent aujourd’hui à une croisée des chemins d’ampleur et d’enjeu inédits où tout est néanmoins ouvert pour le meilleur et pour le pire vers un mode d’exercice et d’existence aux contours incertains.
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°379 ■ 02/01/1997