La circulation des enfants en société traditionnelle. Prêt, don, échange

Suzanne LALLEMAND, L'Harmattan, 1993, 224 p.

Suzanne Lallemand nous présente ici une étude ethnologique bien documentée qui s'appuie sur de nombreux exemples pris sur tous les continents. Si sa lecture est parfois bien ardue du fait du caractère méticuleux et systématique de la démonstration, la thèse qui est défendue n'en est pas moins rafraîchissante.
Ainsi, la pratique occidentale qui attribue aux seuls ascendants directs la responsabilité des enfants qu'ils ont engendrés, pour incontournable qu'elle puisse apparaître, n'a en fait rien d'universel !
Les liens du sang ne donnent pas, dans toutes les sociétés, droit aux mêmes prérogatives. Et la possibilité, les modalités et le pourcentage de délégation à des tierces personnes, de l'éducation de ses enfants, varient énormément. Entre la cession momentanée de sa progéniture et la coupure radicale avec elle (modèle de l'adoption plénière pratiquée quasiment uniquement en Occident), il y a une infinité d'étapes intermédiaires. Ainsi, se pratiquent aussi bien le "forestage" (enfant élevé par un parent proche sans que les détenteurs de l'autorité à son égard ne la perde !), le gardiennage, l'adoption de gendre et de bru en bas âge (ou adulte), mais aussi la vente d'enfants ou leur mise en gage.
Il en va de même pour les raisons qui justifient de tels transferts. Cela peut aller de l'absence d'ascendants (orphelins) ou de descendants (stérilité) au remplacement d'enfant mort, en passant par la pratique magique qui consiste, par le prêt momentané d'enfant, à favoriser la procréation du couple jusqu'alors infertile, la mise à l'abri de l'enfant d'un premier lit en cas de remariage (risque de maltraitance de la part du nouveau conjoint), ou encore le résultat du souhait exprimé par l'enfant, de changer de parents ! De même les modalités de cette circulation d'enfants vont répondre soit à la volonté modérément intégratrice soit à celle férocement assimilatrice du nouveau venu. Cela tiendra pour beaucoup à la philosophie de base soit de respect de l'altérité ou de désir d'homogénéité.
Chaque culture propose sa propre façon de faire. Mais l'opposition entre l'Occident et nombre d'autres civilisations est marquante. Ici, l'adoption coïncide avec anonymat, bas statut social de ceux qui cèdent l'enfant, stérilité des tuteurs et pesanteur des démarches nécessaires. Ailleurs, ce qui domine, c'est la familiarité des donateurs et des "receveurs", le prestige et l'estime entourant l'acte, la fécondité des nouveaux parents, le caractère informel et souvent réversible de la procédure.
Il est vrai qu'en Occident, l'adoption a perdu beaucoup du contenu très prégnant dans les sociétés traditionnelles, d'un acte profondément lié à des modèles complexes d'alliance, de mariage, d'héritage et de compensation qui régissent les relations sociales.
L'ouvrage de Suzanne Lallemand a l'immense avantage d'apporter une contribution non négligeable à la lutte contre l'ethnocentrisme et le nombrilisme qui jouent beaucoup dans les rigidités concernant les nécessaires évolutions sur l'adoption aujourd'hui en France.

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°295 ■ 23/02/1995