L’ensorcellement du monde
Boris CYRULNIK, éditions Odile Jacob, 1997, 310 p.
On retrouve dans le dernier livre de Boris Cyrulnik l’enchantement qui a fait le succès de ses précédentes publications (tels “ Les nourritures affectives ” ou “ Sous le signe du lien ” voir Lien Social 272). Le cheminement suivi est parsemé d’illustrations souvent curieuses, d’informations parfois surprenantes et d’anecdotes toujours passionnantes tirées du monde du vivant qui viennent appuyer habilement la démonstration de l’auteur. Aborder un tel ouvrage, c’est comme ouvrir un grand livre d’images où chaque page apporte son lot d’enrichissements voire d’émerveillements pour le lecteur. Ainsi passe-t-on, de la mouche qui est littéralement captée par l’acide volatil émanant du morceau de viande au nourrisson retrouvant au sein de sa mère l’univers aquatique odorant dans lequel il a baigné neuf mois durant. On comprend en quoi le tord-nez qui permet à une fermière de cinquante kilos de dominer un bœuf de trois cents kilos n’est guère éloigné du petit stock de repères sensoriels (dont la voix et l’odeur de la mère) qui apportent sécurité et sérénité ou bébé. Sans oublier le leurre qui permet à la tortue-alligator en laissant l’eau agiter les deux barbillons qu’elle possède au bout de sa langue, de gober les poissons qui se précipitent sur ce qu’ils croient être des vers et à l’enfant d’accéder à une plénitude intense en suçant son pouce comme mode de substitut et d’artifice à sa faim. L’homme est avant tout un animal, mais il constitue la seule espèce susceptible d’échapper à cette condition. Pour autant décoder le monde animal c’est aussi chercher à comprendre l’être humain. Mécanisme présent chez l’un comme chez l’autre : “ l ‘ensorcellement, caractéristique du vivant, consiste à jeter un charme, instiller un philtre, envoûter par un chant ou un récit pour s’emparer du monde mental de l’autre ” (p.103). L’animal est attiré par un signifiant biologique. L’homme quant à lui, s’il répond aussi au biotope structuré par la nature, répond en plus au milieu sémantisé par le récit des autres. La culture imprime très tôt sa marque sur les comportements. Les empreintes sensorielle et émotionnelle qui vont moduler la personnalité interviennent dès la naissance. Elles sont le fait de parents et d’une société qui charpentent des gestes, attitudes, mimiques et scénarios différemment selon les régions et les époques. Le petit d’homme qui naît imparfait doit s’adapter et possède dès lors la capacité de penser le monde hors de son contexte immédiat. Cela rend nécessaire la communication et lui permet ainsi d’accéder à l’imaginaire. C’est cette forme particulièrement perfectionnée de la relation à l’autre qui fera primer la représentation sur la perception, source d’intelligence et la créativité.
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°427 ■ 29/01/1998