Les passions ordinaires - Anthropologie des émotions

David LE BRETON, éditions Armand Colin, 1998, 223 p.

Tout un chacun pouvait penser qu’il n’y avait rien, de plus partagé dans le monde que les émotions. Après la lecture du livre passionnant de David Le Breton, le lecteur sera édifié. Si le ressenti et l’expression des sentiments peuvent apparaître comme provenant du plus profond de l’intimité, ils n’en sont pas moins socialement et culturellement modelés. L’auteur nous en fait la magistrale démonstration, démontant pierre après pierre les arguments naturalistes qui prétendent à l’objectivation des sentiments considérés à ce point comme universels que certains croient même les reconnaître chez les animaux : “  la pie et les oiseaux en général, m’ont paru sourire de même avec les muscles érectiles des plumes de leur queue ” (cité p.158). L’expérience des enfants sauvages est à ce niveau instructive. La plasticité extrême de l’être humain à la naissance les a fait ressembler aux animaux qui les ont élevés. Récupérés par des adultes, ils ont du tout réapprendre, y compris à sourire et dans certains cas à avoir froid !  “ L’homme n’existe pas sans l’éducation qui modèle son rapport ai monde et aux autres ” (p.28) rappelle avec justesse l’auteur. Aucun geste, posture, mimique ne renvoient à une signification simple et immuable. Chaque signe est arbitraire et dépend non seulement du cadre social et culturel dans lequel il est exprimé, mais aussi de la différence de style de chaque individu. Ce qui explique qu’un même geste perçu comme une offense dans une société, sera considéré comme un geste d’approbation ou de complicité dans une autre. Ainsi, ces prêtres japonais qui pour rendre hommage à leurs dieux, crachent sur leurs statues. Ainsi de ces larmes et du sourire qui ne signifient pas automatiquement pour tout le monde respectivement la douleur et la joie. Ainsi de ces Esquimaux qui ignorent la colère tant dans son ressenti que dans son expression. En fait, la société identifie, classe et juge les états affectifs selon leur conformité implicite avec les comportements attendus. Le petit enfant va progressivement apprendre à modérer ses sentiments et à contrôler ses émotions selon les normes en vigueur, le groupe agissant directement pour renforcer ou au contraire modérer telle ou telle expression. La socialisation des affects est à ce point structurée que des endroits sont même aménagés pour les libérer les affects : théâtre, stades sportifs, manifestations de rue, spectacles musicaux, psychothérapie.      

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°480 ■ 01/04/1999